Le sixième Festival de poésie de la foi s’est achevé il y a quelques jours à Jacou, après avoir un peu arpenté la région, de Maguelone au Carrousel de Montpellier. C’est donc le moment de rassembler le souvenir des émotions les plus marquantes qu’il a permis de vivre à ceux qui ont pu y participer et y assister avec bonheur, afin de les partager avec ceux qui n’ont pas pu se joindre à nous.
Le début du Festival, à Maguelone
Le premier jour, nous avions prévu de pique-niquer dans les jardins de la cathédrale de Maguelone, puis de visiter l’édifice et d’y lire des poèmes que nous aurions choisis. La météorologie ne nous a pas trop souri car il a fait un temps de chien, avec de grosses bourrasques et énormément de nuages, dans un lieu soumis à tous les vents. Mais les poètes ne sont pas des créatures aussi fragiles qu’on peut le croire et, dans la mesure où la pluie a bien voulu épargner le site pendant les quelques heures où nous nous y sommes installés, la fureur de la nature a accentué le caractère grandiose de l’endroit et nous y avons bravement déroulé notre programme sous la garde des paons aux plumes d’immortalité qui nous ont accueillis, arborant des teintes reflétées par les tableaux de Richarme exposés dans le parc.
Comme des spécialistes de l’histoire de Maguelone nous ont rejoints, nous avons évoqué à plusieurs voix l’histoire des lieux, depuis l’époque où l’île était un volcan, il y a 5 millions d’années en arrière, jusqu’à aujourd’hui, où elle accueille peintres, poètes et musiciens au milieu de terres de viticulture, de pêcheries et de compagnonnage, dans l’atmosphère de spiritualité qui émane de l’épaisseur imposante des murs de la cathédrale et de la transparence de l’or et de la mer de ses vitraux.
Puis tout un groupe de poètes et de participants sont venus se placer dans le transept où la lumière était la plus vive, de sorte à pouvoir lire des poèmes de leur choix, ou ceux qu’ils avaient piochés dans la besace prévue par Yves Ughes à cet effet. Des poèmes d’Aragon, de Jean Alexandre, de Charles Juliet, etc. ont résonné sous la voûte, dits par Marie-Hélène, Laurence, Olivier, et bien d’autres, heureux de projeter leur voix dans ce cadre grandiose.
Une soirée à Jacou, avec Yves Ughes
Et le soir, le Festival étant revenu à Jacou, Yves Ughes a déroulé les six recueils qui composent son œuvre, en montrant comment ils révèlent, à l’analyse, l’évolution de sa vie de foi, faite dans une première partie de sa vie d’une espèce de provocation adressée à Dieu, comme celle de Judas, face aux douleurs du monde, aux douleurs de l’enfermement carcéral des prisonniers auxquels il a enseigné au cours de sa carrière, face aussi aux déchirements personnels, avant que la poésie ne s’emplisse des visions de beauté de l’élévation de l’Estérel, et que l’esprit s’apaise assez pour rechercher Dieu dans les ressources offertes d’ici-bas.
Un atelier d’écriture à Jacou
Le lendemain au matin, nous nous sommes retrouvés, presqu’une dizaine, pour participer à l’atelier d’écriture animé par Yves Ughes, formateur hors pair, avec son expérience d’enseignant et de poète.
Vous pouvez découvrir en détail, dans un des articles du site, ci-dessous, la production qui en a résulté : récits humoristes, poèmes de facture classique ou libre, méditation altruiste, tous partent des références bibliques listées par Yves dans son document préparatoire qui nous a lancés vers les idées de résurrection, de désert où tracer les chemins de l’Esprit, etc. Ces ateliers sont toujours dynamisants, car Yves montre à chacun les dons de poète que son texte révèle, parfois à l’insu de l’auteur et il engage ainsi chacun dans une expression qui peut être libératrice, qui est en tout cas créatrice et enrichissante pour la collectivité.
L’après-midi du vendredi, à Jacou
L’après-midi a eu lieu l’ouverture officielle du Festival, avec l’allocution de Madame Corinne Saléry, présidente du secteur de Jacou, au sein de l’association cultuelle de l’Église protestante unie de Montpellier et des alentours. Loin de toute banalité, elle nous a offert ses propres mots de poète pour lancer l’événement :
« La poésie, c’est comme l’écorce et la sève, elle est respiration, souffle, bruissement, elle dévoile et révèle, elle n’impose jamais, elle suggère, elle invite…
Et comme toute forme d’art, la poésie s’insinue dans nos espaces réels et imaginaires, au-delà du visible et du dicible, regard sur le monde, jardin secret où pousse l’espérance, l’amour, la liberté. »
Elle nous a ensuite présenté le Centre œcuménique qui a offert un vaste espace où déployer ensuite toutes les tonalités poétiques représentées par les inspirations diverses des auteurs invités.
Photographie de Michel Brunet. De gauche à droite: Corinne Saléry, Jacqueline Assaël, Jean Alexandre, Michel Block et Éric Chassefière
Avant de leur donner la parole, nous avons lu ensemble des textes de toutes les époques et de tous les horizons, centrés sur le thème du Jardin, d’Homère à Léopold Sédar Senghor, en passant par Rousseau, Prévert ou Queneau. Car il s’agissait de voir comment ce sujet important dans la Bible, à son origine avec l’Éden, à son issue avec Gethsémanè, a été repris dans d’autres traditions, avec des significations variées.
Les interventions personnelles se sont ensuite succédées : Joëlle Randegger a mis de façon originale en évidence, à travers des lectures d’extraits de ses romans bibliques l’aspect salutaire des plantes des jardins. La mise en scène, avec ses effets de lumière et les sonorités d’un bâton de pluie artistement manipulé par Marion Mouret était sobre et belle.
Puis Éric Chassefière est venu nous parler de ses expériences frémissantes de contemplation et d’extase, face à son jardin. Ses lectures de son recueil Le jardin est visage ont envoûté l’auditoire dans cette évocation de la circularité immobile du temps (voir ci-dessous l’article qui lui est consacré sur le site). Issue d’une spiritualité sans autre recherche que l’intensité de la conscience de la vie, son œuvre inspire des commentateurs qui se réfèrent à l’idée de Dieu avec une pertinence ou une impertinence défiant la réponse des théologiens, suscitant un dialogue au-delà des paroisses : « L’être est jardin. Le jardin est l’être. L’oiseau nait de l’arbre et l’arbre de l’oiseau. Dieu est substance au sens où nul ne peut dire que Dieu est une création de l’univers ni que Dieu a créé l’univers. Dieu ne provient de rien. »
Michel Block lui a succédé, évoquant ses influences poétiques, son livre Périchorèse, paru aux éditions Jas sauvages, son nouveau recueil Échos du silence (éd. La Cause), et le bonheur que lui apporte la collaboration de peintres et de musiciens dans cette réalisation, et dans la présentation qu’il a l’occasion de faire de ces textes de spiritualité.
Une soirée dans un étang imaginaire du Roussillon
La soirée a ensuite été consacrée à la présentation de mon recueil Faune au seuil des houles, paru aux Éditions Encres Vives qu’Éric Chassefière était venu nous faire connaître peu avant. Ce livre évoque l’épopée des méditations de ce personnage un peu sauvage, retiré dans un cadre semblable à celui des étangs du Roussillon, happé dans la contemplation du ciel nocturne et des profondeurs de la préhistoire, représentée, à proximité de son refuge érémitique, par le personnage de l’homme de Tautavel. Alors des questions naissent : à quel moment devient-on un homme devant Dieu, avec un cerveau qui l’identifie comme tel ? Quels sont les rapports de la matière céleste et de son infini, avec l’immatérialité de Dieu ? Colette m’a apporté une très grande joie en me disant que désormais, elle était avide de se procurer les sensations d’une nuit à la belle étoile…
Le samedi, au Carrousel
Le samedi, notre série de conférences a repris dans l’après-midi, avec des lectures prenantes de Gérard Scripiec réécrivant les psaumes de manière très personnelle (voir ci-dessous l’article qui lui est consacré).
J’ai partagé la séquence suivante avec Jean Alexandre : il nous a lu un de ses anciens recueils, bouleversant : Le chant du père inconsolé et je me suis interrogée : quel est ce père? Dieu? L’auteur ? Car Jean Alexandre a écrit ce long texte, scandé de strophes, après le deuil d’un de ses fils. Toujours est-il qu’il est question de fils toujours en fuite, et d’une ultime promesse paternelle annonçant des retrouvailles.
Julia Rochette, poète marseillaise, accompagnée d’une amie comédienne, Pauline Cheviller, qui a lu ses textes, nous a présenté Cendres solaires, un recueil qui dit la renaissance des cendres, l’amour pour la chaleur du soleil, l’attachement à Dieu réparateur de la souffrance. La jeunesse de l’auteur, sa maturité dans la foi et dans la réflexion spirituelle, ont profondément ému le public bienveillant, fraternel et conquis.
Puis Philippe François lui a succédé, dans un autre registre, en rappelant la tradition historique de la poésie protestante. Il a rapidement dessiné un panorama de cette poésie au fil des siècles, de Marot à Jean Alexandre. Son intervention a bien montré comment ce Festival de poésie de la foi s’inscrit dans une caractéristique culturelle du protestantisme issu de la Réforme.
Une soirée consacrée à l’œuvre de Jean Alexandre
Jean Alexandre a été à l’initiative de l’organisation de cette manifestation dans la région de Montpellier, aidé en cela efficacement par Joëlle Randegger. Une soirée lui a été consacrée, car lui aussi peut se prévaloir d’avoir publié une œuvre abondante et diverse. Cette phase du Festival lui a donné la possibilité de récapituler, en quelque sorte, les recueils importants qui ont signalé les étapes importantes de sa vie, de son enfance à Charonne jusqu’à aujourd’hui. Philippe François a déploré, au cours de son intervention, que Jean Alexandre n’ait pas une notoriété suffisante, par rapport à l’importance que lui-même accorde à son œuvre. Là encore, la formule du Festival apparaît comme nécessaire pour contribuer au rayonnement des auteurs protestants au-delà du cadre de l’Église, afin de faire connaître largement les divers types d’expression qui composent l’expression de la foi actuellement, et d’inscrire la littérature protestante dans le concert des arts, au niveau national. En l’occurrence, le Festival de poésie de la foi de Montpellier s’est inscrit dans le programme du «Printemps des poètes », en France.
Journée de clôture du Festival
Le dimanche matin à Jacou la vie cultuelle a repris ses droits avec l’expression collective de la foi autour du pasteur Jean-Paul Nuñez. Lors des annonces, j’ai été invitée à exposer devant l’assemblée ce que nous avions ressenti tout au long des journées précédentes et j’ai signalé qu’une dernière phase du Festival aurait lieu l’après-midi. Un public plus étoffé a participé à la dernière étape de cette rencontre.
Il a alors découvert les haïku bibliques d’Étienne Pfender, tantôt humoristiques, lorsqu’il évoque la Genèse avec le regard presque naïf et épaté d’un enfant, tantôt élégiaques, lorsqu’il est question de l’effort extrême que fait son personnage de Job pour ne jamais se rebeller contre Dieu, quoi qu’il lui arrive. Dans le public, des commentaires et des analyses littéraires très pertinentes ont fusé, devant la vidéo-projection de haïku sur le mur du centre œcuménique, et des réflexions sur cette invention littéraire de cette étrange méthode d’évangélisation, selon laquelle l’acculturation d’un genre poétique venu du Japon permet de glisser dans ces courts poèmes la substance des textes bibliques.
L’intérêt est demeuré tout aussi soutenu lorsque j’ai ensuite fait découvrir à des auditeurs émus et concentrés le recueil de Julien Petit, Une vie à l’aube, manière de transcender la douleur poignante de l’agonie d’une mère par la puissance de la foi, par le plein et entier sentiment de la présence de Dieu auquel on peut confier ceux que l’on aime, « ultimement ».
Le stand de librairie des éditions Jas sauvages a ensuite encore bruissé de demandes et d’inscriptions à la lettre de nouvelles, avec des participants heureux d’avoir découvert les ouvertures originales de spiritualité poétique qui leur ont été proposées tout au long du Festival par des artistes passionnés, au service de la foi.
La Maison a été fondée par des pionniers, Le 2 mai 1948, construite par 5000 jeunes paroissiens, et elle est aujourd’hui enracinée dans sa vocation d’accueil et dans une tradition protestante à la culture solide, approfondie de manière à accompagner chacun dans les joies et les difficultés de l’existence.
Le pasteur résident, Alain Monnard, a ainsi organisé une rencontre d’une vingtaine d’auteurs venus de France et de Suisse présenter à un public d’environ 250 personnes des ouvrages de théologie et spiritualité, des « livres à vivre », écrits pour proposer des méthodes de réflexion et de comportement pour exister pleinement.
L’ambiance était très agréable: j’ai eu l’honneur d’ouvrir ce Festival, dans la grande salle, pour présenter mon livre sur l’amitié dans le Nouveau Testament: « Vous, vous êtes mes amis ». Les auditeurs ont rendu cette séance très vivante, en posant des quantités de questions sur les passages bibliques commentés et en s’interrogeant sur la possibilité de nouer des amitiés profondes, entre croyants et non-croyants, en cherchant comment garantir la pérennité de relations d’amitié. Chez les évangélistes Luc, Jean, notamment, ils ont trouvé des éléments de réponse
Photographie: C. Égasse
Dans la journée, j’ai assisté à d’autres conférences très intéressantes, dont celle de sœur Catherine qui expliquait sa démarche d’ermite, elle qui a vécu une trentaine d’année isolée dans les Alpes du sud. D’autres interventions ont développé des moyens de vivre la joie, malgré les handicaps physiques. Des enseignements à la fois spirituels et très concrets, donc, consistants et efficaces.
Un stand très étoffé a été mis en place par la librairie Payot de Lausanne, tout au long de la journée. Parmi cette sélection d’ouvrages de haute tenue, une table a été réservée aux éditions Jas sauvages. Nos auteurs ont attiré l’attention du public, notamment Alain Piolot, avec Je m’appelle Jean de La Fontaine, Michel Block avec Périchorèse et mon recueil, Frère de silence. Les éditions Jas sauvages ont bien tiré leur épingle du jeu dans cette compagnie de haute volée… Merci à tous les organisateurs de cette journée d’une grande valeur culturelle et spirituelle!
Ce texte reprend l’exposé d’Yves Ughes lors de la soirée qui lui était réservée pendant le Festival de poésie de la foi de Montpellier
UNE ROUTE QUI CHERCHE SON SENS
Quand j’ai publié mon premier livre aux éditions de L’Amourier, chez un petit éditeur de l’arrière-pays Niçois, l’aventure était si inattendue et merveilleuse que j’ai pensé qu’il serait le premier et le dernier recueil.
La vie, les rencontres avec les artistes plasticiens et d’autres éditeurs ont finalement développé le chemin. J’en suis aujourd’hui à 6 recueils publiés. Je présente ce fait non par orgueil personnel ou forfanterie mais pour souligner ce que peut être l’acte d’écrire une fois enclenché. L’écriture met en marche une quête sans fin, qui ne peut s’arrêter en route.
Me voici donc à un moment précis qui m’autorise une double question : cette suite de recueils obéit-elle à une accumulation en vrac d’instants poétiques ou bien répond-elle à une logique ? Une exigence intérieure ? Par ricochet se pose une autre problématique : chaque recueil lui-même n’est-il organisé que par le hasard des compositions ou bien présente-t-il une structure signifiante ?
Ces deux questions m’ont paru d’autant plus légitimes que ce parcours s’est révélé être, chemin faisant, un parcours unissant la poésie et la foi. Interroger mon propre travail revient à interroger mon propre cheminement dans l’installation de la foi en moi-même. Se pose dès lors une troisième question : quel rôle a joué la poésie dans cette installation ?
Je réponds d’emblée aux critiques que pourrait soulever cette démarche. On dit fréquemment que les auteurs sont les plus mal placés pour lire leurs textes. Je ne le pense pas ; ils sont des lecteurs comme les autres, ils offrent une lecture et rien de plus ni de moins. On pourrait également trouver suspect qu’un auteur se penche de la sorte sur son propre travail et y voir un « tout-à-l’ego » totalement déplacé, une surdimension donnée à sa propre création.
Nous savons, nous chrétiens, ce qu’est l’orgueil et il n’est pas question ici de prendre cette route pour glorifier artificiellement un travail qui, somme toute, demeure en marge. Mais nous savons aussi que ce travail a une valeur de témoignage. Je me pencherai donc sur ma route à la fois avec humilité et distance critique.
II) FINALEMENT COMMENT NAÎT UN POÈME, COMME PREND FORME UN RECUEIL ?
Posons-nous pour commencer quelques questions sur ce qu’est un recueil poétique.
On sait en effet comment s’organise un roman : il suit d’une façon linéaire le déroulement de l’action, même si le Nouveau Roman a quelque peu bousculé les structures. De même qu’une pièce de théâtre suit toujours trois étapes : l’action se noue, se déroule, se dénoue, au gré des coups de théâtre.
Mais qu’est-ce qu’un recueil poétique ? À quelle logique obéit-il ? N’est-il qu’une suite de poèmes accumulés, entassés les uns sur les autres. Un recueil n’est-il qu’un ensemble décousu présentant en vrac des textes venus du hasard ?
Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qu’est la création, notamment la création poétique.
On a longtemps pensé que le poème était conçu avant son expression, qu’il était écrit dans la tête du poète et que l’auteur n’était qu’une sorte d’imprimante exprimant ce que l’inspiration lui dictait.
Avec le renouveau de la critique littéraire, le texte abandonne ce statut d’expression pour prendre celui de création. Et d’un mot à l’autre, il y a plus qu’une nuance. En fait ce sont deux conceptions du processus littéraire qui s’affrontent. Ecoutons le critique littéraire Gaëton Picon cité par Jean Rousset :
Avant l’art moderne, l’oeuvre semble l’expression d’une expérience antérieure …, l’oeuvre dit ce qui a été conçu ou vu ; si bien que de l’expérience à l’oeuvre, il n’y a que le passage à une technique d’exécution.
Pour l’art moderne, l’oeuvre n’est pas expression mais création, elle donne à voir ce qui n’a pas été vu avant elle, elle forme au lieu de « refléter ».
Le cas de Charles Baudelaire est à cet égard particulièrement révélateur.
Baudelaire a publié ses poèmes par à-coups, au gré des humeurs et des journaux qui voulaient bien l’accueillir.
Mais la construction des Fleurs du Mal a demandé une véritable mise en ordre.
Chaque poème est en effet comme un pas, un pas qui crée le chemin. Un pas qui ne sait pas où il va. Puis, un pas après l’autre, se dessine quelque forme qui apprend au poète quelque chose de lui-même. Partant de ces découvertes éparses mais révélatrices , le poète construit la structure de son recueil. Il lui donne une forme. La forme qui s’est révélée à lui et qui dit quelque chose de sa propre structure profonde et de sa vie intérieure.
Ces préliminaires de méthode posés je me suis plu à les appliquer à ma propre aventure poétique et spirituelle.
III) CHEMIN FAISANT
A) LE LIVRE GERMINATIF : DÉCAPOLE
Quand j’ai écrit mon premier recueil j’étais tout simplement et benoitement fasciné par les villes, leur passé, leur devenir, le dessin qu’elles traçaient dans le paysage, le sens de ce dessin, ses transformations. Passionné par Baudelaire et les « tableaux parisiens », animé par son constat lucide : la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des mortels. Ce lien unissant la ville et le coeur des mortels me semblait être un sujet à explorer. J’avais donc dans mon tiroir de réserve 6 ou 7 poèmes relevant de villes diverses : Naples, Nice, Grasse…mais me manquait une logique organisatrice et je me voyais mal présenter à une éventuelle publication un recueil qui aurait pu passer pour un guide touristique. La clé me fut donnée, déjà, par une lecture biblique : Quand Jésus revient du pays de Tyr et de Sidon vers la mer de Galilée en traversant la Décapole (Mr 7:31). Ce mot « décapole » m’a sur-le-champ happé. Il s’est simultanément imposé comme le titre d’un futur recueil et comme son principe organisateur. Tout a pris place autour de ces dix villes réelles ou imaginées, et par un passage vers l’autre rive.
Ce titre et cette force fédératrice venait donc du Nouveau Testament. Je n’étais pas encore converti mais fortement attiré par l’univers poétique des Évangiles et par certains signes de la culture religieuse, certains édifices notamment.
Ce premier livre se présente donc comme un recueil germinatif. Il met en place des appels de la foi mais d’une façon discrète, disparate et dispersé comme autant d’éclairs dans la nuit. Ces éclairs se rapprochent pourtant et le paysage apparaît avec toujours plus de netteté. Sous la plume et par le travail d’écriture le recueil se transforme : ce qui devait être une présentation profane de villes attirantes devint un chemin qui me rapprochait de notre condition humaine et de la foi. Le canevas touristique était progressivement troué par une force spirituelle. Ainsi les clous qui scellent les pavés du centre historique de Grasse renvoient aux clous de la Croix, le temple de Grasse vient prendre sa place dans le poème comme une « nef à la coque inversé ».
Peu à peu ces villes qui devaient refléter mes plaisirs ponctuent une route qui m’amène à sortir de moi pour céder à une attraction qui s’impose avec une prégnance allant en s’accroissant. Comme en témoigne cet extrait :
tu es celui de la lumière boiteuse.
tu es celui de la lumière boiteuse
et tu avances dans la nuit alors que je m’agrippe au rocher du sommeil tu effleures et forces la nudité des portes et me mènes vers la chaleur de ces muscles enfouis sous la terre
il nous faut répéter la caresse des pierres jusqu’à la courbe des reins et accepter la vague du repos noir
les collines sont bleues ici abreuvées de mer depuis l’éternité dans l’abandon de leurs cuisses les ports deviennent terres
de fécondation
(..)
comme arraché au pire le littoral est un lieu d’appétits dans les croupes en sueur et sous les aisselles violettes les hommes viennent s’y accomplir
lassées de coudre entre elles des formes marines les ouvrières délaissent les usines
assistées dans leur maternité elles marchent sur les vagues chaque coup de talon est une revendication
c’est une tour bâtie à la hauteur exacte du silence elle se défait avec le soleil quand la plaine s’apprête à passer la nuit ses feux pourtant demeurent comme ses fresques
tu es celui de la lumière boiteuse et je te suis sur les rochers du sommeil.
De cette évolution dans la conception du recueil s’impose une Pensée de Blaise Pascal qui va irriguer les recueils qui suivent : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ».
Une présence s’était imposée dans le travail poétique, mais il faudra encore travailler les mots pour entrer en dialogue avec cette présence, et la foi transmise. Pour aimer cette présence, tant il est vrai que le mot aimer doit ici être réinventé. Il me faudra bien 4 autres recueils pour y parvenir.
B)LES LIVRES DE LA TRAVERSÉE.
1. PAR LES RATURES DU CORPS.
« Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ». Se met souvent en travers du chemin ce qui est censé nous rapprocher de Dieu et du Christ. Fils d’immigré italien je me retrouvais tous les mois de vacances dans un petit village du Piémont. Tout y était représentation de scènes religieuses, les tableaux accrochés aux murs des chambres, les fresques qui se trouvaient sous les porches d’entrée, les oratoires consacrés à la Madone. Une telle richesse me fascinait, car tout enfant j’étais attiré par cette mystérieuse présence du Christ. Mais, en même temps, dans un seul et même mouvement la fascination se doublait d’une paralysie. Tous ces êtres, ces saints figés dans l’extase, les yeux tournés vers un ciel inaccessible pour le vulgum pecus, ces Marie portées par des anges potelés et aériens, tout contribuait à me dire que ce monde ne m’était pas ouvert, même s’il m’appelait. Il m’appelait mais se trouvait définitivement hors de portée. Cette contradiction est longtemps restée en moi. Paralysante, cette inaccessibilité peut donc conduire, paradoxalement à l’abandon et nous amener à dire comme L-F Céline : « je n’avais plus suffisamment de musique en moi pour faire danser la vie.
Il a fallu un travail poétique menée en parallèle avec des échanges nourris avec des pasteurs pour arriver sur l’autre rive.
Cette reconquête de l’espoir a pu se faire grâce à deux livres de traversée.
Par les ratures du corps est certainement mon plus sombre recueil, il se trouve au bord de l’abandon. Il est la traversée de la laideur du monde.
Puisque les voix du Ciel sont inaccessibles il est si facile de céder à l’horreur du monde pour se complaire en sa culture. Il est si facile de céder au pessimisme tout en pensant que l’issue spirituelle est hors de vue, loin de toute portée.
La vie s’en trouve alors raturée, comme le corps : il n’avance dans la vie qu’en se gommant ou en se mutilant.
Voici donc un personnage qui envahit le poème en prose, attiré par le noir de la ville. « je commençais ma carrière d’homme aux cheveux sales ». «Cette ville est sale et je suis client». Il passe par la case prison, à sa sortie il trouve une ville écrasée par une pluie de cendres.
je saisis dès ma sortie une information qui s’était installée en ville était tombée sans interruption pendant trois jours une pluie de cendres
problèmes de propreté et d’hygiène donc
chacun redoutait la paralysie ceux des rues populaires qui n’avaient pu acquérir de machine à laver même à 15 euros par mois sur 50 mois mais aussi les maîtres des appartements hight-tech
la poussière s’insinuait par toutes les fentes sous les portes détraquant les moteurs les soufflets et les pompes le rythme cardiaque de la cité s’était endiablé se précipitait connaissait des ratés chacun se ruait dans les couloirs des laveries
celle automatique de la place Boccace était installée dans un local aux dimensions moyennes la cohue se multipliait en ces lieux de vapeurs tous les cercles de l’enfer y étaient représentés mais sur le mode soft et fun qui sévissait en ce temps
les coléreux versaient la lessive avec fébrilité la poudre glissait à côté des godets certains cherchaient à ouvrir le système verrouillé l’un d’eux fut happé par la boue le styx passe par où il peut les autres agités ne purent le tirer l’arracher au flot fangeux
plus près de moi un couple s’affairait suintant de laideur gras et abandonné elle offrait une taille lourde et ses seins étaient mal retenus par un chandail aux mailles trop larges lâches cheveux plats en plaques lui la poitrine dénudée ornée d’une chaîne et poilue
prairie de tourbe en gésine mystère des temps premiers planté dans des glandes séminales sudoripares surrénales elle avait dû jouer la sibylle cuisses offertes en tranches tu enfanteras dans la douleur et tu enfanteras de la douleur
je m’apprêtais encore à juger quand un geste déchira la moiteur de la laverie dans ce lavoir d’infortunes un dysfonctionnement fit que la machine du couple s’emballa l’homme se recula instinctivement trébucha sur le panier à linge sale qui se renversa
libérant les crabes de l’aurore
il chuta et se releva aussitôt un incident sans gravité mais dans ses yeux montèrent les termes de l’angoisse de la peur de la perte de la mort
livrée aux assauts d’une tendresse affolée elle accrocha les mains de son amant et le serra sur son flanc la lumière faisait de ses yeux des vagues arrêtées chargées d’embruns et de galets
son corps entier dénouait une chaleur de pinède les rochers sur lesquels elle était installée vibraient encore de la catastrophe évitée tendresse aux bords déchiquetés par la vie elle triomphait avec lui
L’enveloppe compte donc peu et c’est un pas de plus dans la vie de la foi : le macho et la quasi-clocharde sont ici sauvés par un geste d’amour spontané. Et tout le recueil est traversé par un poème de Dante qui dit l’amour de Béatrice. L’amour surgit ici comme force organisatrice et salvatrice : comme l’affirme Dante : le jour où tu croiseras le regard de celle qui t’aime tu comprendras le sens de ton chemin
En poésie les mots nous coûtent trop, ils ne sauraient tricher. Venus du fond de l’imagination, organisé pour l’harmonie dans une structure heureuse ils disent fatalement quelque chose de nous-mêmes, de nos profondeurs. Et nous le découvrons au gré de l’écriture.
Ces pages des Ratures du Corps font émerger un besoin de vie et d’amour qui fait écho à la lecture des premiers versets de Jean, et au commentaire qu’en fait Antoine Nouis : En elle (dans la parole) était la vie. » Dans le Premier Testament la vie est l’objet d’un commandement fondateur : Tu choisiras la vie (Dt, 30.19). Écouter la Parole, vivre la Parole, habiter la Parole, sont autant de façons de choisir la vie. »
Mais cet écho entre poème et les versets bibliques -leur commentaire- a précédé ma conscience, le lien n’est apparu évident qu’après la composition du recueil. J’ai la faiblesse de croire que le poème a préparé la rencontre avec les Evangiles.
Il en va de même avec le livre intitulé Capharnaüm, douze stations avant Judas. Il ne s’agit plus ici de l’horreur du monde ni de sa laideur mais de l’absurdité qui parfois le traverse, notamment quand la mort frappe. Au coeur de la vie, quand elle semble s’apaiser, s’offrir. « Mort, où est ta victoire? » Interroge Paul. De fait la mort se trouve au coeur de nombreuses interrogations, pour nous chrétiens, elles sont intimement liées à la Résurrection.
2. CAPHARNAÜM, DOUZE STATIONS AVANT JUDAS.
Quand la mort a frappé dans mon foyer, j’ai ressenti le besoin d’écrire un nouveau livre de traversée, allant de la douleur, de la révolte au retour vers la vie.
Voici la douleur.
ta langue passait fréquemment sur tes lèvres et dans l’épuisement du ciel tu remontais les draps j’absorbais alors la chaleur qui me ferait boiter
il te fallait déplier le corps dans les moulures du quotidien dans la fatigue d’horaires fixes tu déposais tes muscles sur des barrières d’azur et je partais
et je devais partir tu étais cette poche absente de la nuit
bien avant tout cela un jour
du wagon nous l’avions vu en même temps ce confident décapité tête posée sur les rails sa parole de ballast ne nous disait rien de bon
tu remontais tes draps dans l’épuisement des récifs tu t’en allais dans des niches nécessaires et il ne manquait plus que ça maintenant: ces trous dans les os du temps
et que giclent les morsures dans la détresse du paysage tu n’es plus là dans le chantier des siècles inaboutis et c’est ta main qui se fracture dans le fond mauve de la mort les épaules qui scandaient nos jeunesses ne sont plus que lattes vernies
dans des vagues sans appel se sont faits nos premiers pas
désormais le tramway parcourt le corps de la ville au terminus tu disparais et j’habite les odeurs des fleurs qui s’allongent la nuit est lourde sur moi comme un chien se collant à la couche
il me faut pourtant faire attention
quand je me retourne de ne pas blesser le corps absent
nos parts de table se séparent désormais une rallonge dérive sur le chemin de Damas et mène à la cécité du vin je suis le chef d’orchestre des vanités demeurées
Pour traverser cette douleur, pour faire en sorte qu’elle ne connaisse pas une victoire totale, j’ai opté pour le personnage de Judas. Avec la liberté que permet la poésie et notre approche de protestant. Judas, dans ce recueil, est un révolté, il n’est que cela. Il rejoint Jésus sur cette base et ne peut accéder à l’amour, cet amour qui est victoire sur la mort , il ne peut ni le comprendre ni l’éprouver. D’où son désir d’en finir, de tout saccager par la trahison.
Judas se trouvait du mauvais côté de la table là où des doigts experts ont effacé l’auréole et définitivement sa majesté pour que jaunisse dans l’éternité le drame d’une Cène rance
durant des heures en terrasse son portable posé près du cendrier il avait attendu un coup de fil au moins un sms
la nuit tombée il avait dû se résoudre à l’abandon cellulaire l’ardeur fiévreuse des messages l’avait toujours exalté se surprenant parfois à remercier les satellites au plus haut des cieux sauf qu’ici l’intensité était brisée
Il ne répond plus
Il n’a pas répondu aux appels et son silence déchire le vide du ventre laissant déjà surgir l’excès de bile alors que les ténèbres charrient leur épaisseur
alors autant gratter la plaie l’exacerber que le monde paie que tout le monde paie il y en aura bien assez pour tous
je connaissais désormais ce que pouvait être l’intensité d’un cœur crématoire je me trouvais du mauvais côté de la table à l’heure où l’estomac devient cave en prend les senteurs
âcre ma négation de sainteté s’inscrivait dans ma bouche comme aphtes à peine différés (..)
je m’impose alors dans la trahison des espaces charnels et je les recomposerai jusqu’au triomphe
à moi maintenant cette marche de solitude si intense qu’il y a mort par séparation de torts
par un baiser par un cri
Judas dit Je
Je suis à Toi et Te livre
Une telle voie de saccages ne peut conduire qu’à la disparition de soi, à la pendaison. Et la poésie nous permet de traverser cette tentation d’autodestruction.
Avec la liberté qui est la nôtre je me suis permis de faire renaître Judas. Par son personnage j’ai failli perdre l’amour, j’ai failli le voir rongé par la révolte. Par sa résurrection je le vois revenir apaisé dans notre paysage méditerranéen, véritable merveille de la création.
j’entrais enfin dans l’ordalie des cigales par l’action de leurs arbres l’île poussait son avantage d’expansion jusqu’à la ville
je me trouvais dans l’épaisseur d’un peuple aux diphtongues ouvertes et aux mains heureuses
sur ces plages des hanches précaires encore s’aménageaient entre toi et moi mes mains cherchaient pourtant dans les interstices du rocher les griffures de la mort qui demeurent comme arapèdes sur la fracture des cartilages chaque marche ici gravie est montée vers une Jérusalem totalement
dénudée
et sous les pas poudreux ces aiguilles de pins qui bientôt seront serties
en couronnes
non loin de là des blocs de rochers se détachent en deux mots et s’en vont arasant le sens et les lèvres
je suis maintenant me trouve désormais avec ces pins pliés qui bavent au ras des flots sur une mer toujours plus vivace
Ainsi se réalisait un vers venu du recueil germinatif Décapole :
Dans cette nef à la coque inversée l’homme peut admettre la conscience des vitraux/ elle se recompose là où les fibres de lumière convergent/de même peut s’accepter la grâce de vivre.
III) LES LIVRES DE L’ACCEPTATION
1. UNE TERRE DE BONNE ESPÉRANCE
L’ensemble de ce recueil pourrait être résumé par un livre de Christian Bobin intitulé « le Très Bas ». Par opposition au Très Haut, François d’Assise a passé sa vie entière à perpétuer l’œuvre du Très Bas, à hauteur d’homme.
Et ce monde bouleversant peut être tout simplement le nôtre quand il est habité par l’humanité, la générosité et le partage, tout ce qui nous vient d’une grâce donnée gratuitement. Comme ce portrait d’une mère ici conçu avec gratitude.
Porte du Signadour 2
Stabat Mater Dolorosa
je m’inscrivais dans la peur de manquer j’allais pourtant dans les rondeurs des rues dans les rues du temps
le silence des tables se défait maintenant sous cette descente de croix
le cri de la mère s’est immiscé dans les déchirures du corps
les côtes saillantes disent cette lutte menée pour le souffle jusqu’à ce que la plaie du ciel soit de nouveau béante la mère se tenait dans la douleur en retrait dans une vie aux coutures défaites souvent ses efforts s’inscrivaient dans les boutonnières des jours
au bas de l’immeuble un panneau indique « eau et gaz » à tous les étages
par le feu circulent de nouveau des jours de linge propre
même si les fins de mois sont des lambeaux étendus sur cette colline aux oliviers qui se situe dans une mémoire cloutée
se module un chant qui a tenté de s’opposer à l’affaissement des poumons au dessèchement des bronchioles la mère se tient sur la table penchée dressée sur le port
des saveurs remontent des quais par les rues passent les goûts d’une pleine splendeur avec patience caressée
dans ce vertige se place le geste large des jardins heureux remplis saturés de treilles et le vin ne va pas tarder
généreux
éloigné de tout souci de purification il dira le miracle des noces
des carènes et des caroubes
il faudra alors retenir la folie de l’aveugle qui tire son accordéon au carrefour purement vocal en assumer tous les excès
on en aurait presque la chair de poule de voir cette farine de soleil travaillée par des mains que l’on pressent éternelles
sous la croix la table est mise et je sais désormais que la chaleur de ton corps fera la canicule heureuse de mes veines
Dieu n’est pas, en ce qui me concerne, dans la sublimation et l’extase mystique (mais je sais humblement qu’il existe plusieurs portes pour entrer dans la maison du Père). Le Christ s’est fait homme, ses gestes et ses paroles ont révélé le chemin qui mène au Père dans notre quotidienneté, dans nos faiblesses et la simple épopée de la vie usuelle qui sont transcendées par l’amour.
La poésie est ainsi faite que chaque poème en engendre un autre, tout est germinatif en poésie.
Ce portrait de la mère m’a conduit au prochain recueil : À défaut de se faire, publié aux éditions Jas Sauvages.
2. À DEFAUT DE SE FAIRE
Quandon s’est mis à l’écoute des mots qui résonnent en nous, quand on a traversé l’horreur du monde et de la mort pour, finalement, accepter la grâce de vivre on se retrouve de plein pied dans le monde. En accord avec lui et apte à s’ouvrir à sa beauté. Le moment est venu de la réconciliation et de l’apaisement.
Quand on arrive ainsi à ce stade de la vie, on se retourne et l’on se dit que le chemin a été bien parcouru ; avec ce recueil je me suis dit que j’avais accompli ce qui devait l’être.
Quand on fait ce constat, on peut s’attribuer tous les mérites ou bien se placer sous le verset de Paul : « qu’as-tu que tu n’aies reçu? ». C’est bien sûr mon option. Il est donc temps de rendre grâce, tel est le thème majeur qui traverse ce recueil, voici donc une expansion du texte lu précédemment : reprenant le thème de la mère il l’épanouit avec la force et la densité de la gratitude.
l’ai croisé dit-elle ahanant dans l’escalier j’ai croisé la voisine dans la rue j’ai croisé aussi Fifi j’ai croisé la clocharde du jardin l’ai croisé tant et tant de gens d’amis que l’escalier n’en finit plus
et les courses pèsent dans ces cabas mal faits
l’ai également croisé le Christ sur un mur de misère et sa mère pleurant son corps récupéré dans l’au-delà des souffrances au cœur des parasites radiophoniques qui rongent le bois hertzien
de toute Croix
j’ai pu monter les étages comme on va vers un tablier de cuisine
propre et pur à force de le faire j’ai appris le suc des étals
mère nourricière je sais désormais les saveurs des herbes et des
chairs je les tire des nuages et des collines
et aussi des vagues et de la mer
je viens des plaines de maïs par-delà les aboiements qui sortent
de la gueule des calculs obligés je sais nourrir mes enfants
et les tenir dans mes bras contre l’ardente vocifération des toits
loin des mâchoires de l’été
et des morsures d’août
même si le porte-monnaie est comme un pal en mon foie
enfoncé au gré des jours et des mois
je ne connais que trop ces calculs quotidiens ces calculs pour un rien ces calculs posés comme pierres jusque dans mes reins
mais je viens des riches plaines de maïs
et je sais la splendeur des simples sacrifices
j’entends et je comprends ces pas qui vont vers l’adolescence le monde est «pop» pour nos jeunes il va bien falloir tirer
L’aiguille au gré des nuits pour que soit orchestrée l’harmonie
des corps en partance vers quel absolu
pour que les livres soient des rails de splendeurs déposés sur les
fronts et que dire du savoir
je viens des plaines de maïs et je sais l’amour que nous nous
devons courbés sous le poids des plissures et du temps
en août les chambres sont asthmatiques et l’escalier n’est plus qu’un réseau de bronches congestionnées on y monte dans des
cabas engoncés
les valises alors seront chargées et disposées en rangs serrés
sous l’agencement des dômes piémontais
là les églises sont des étables de fraîcheur et le lait devient plâtre
pour de nouvelles fresques charnelles
III) CONCLUSION :
Nous voici parvenus au terme de notre cheminement, de notre chemin, de notre route. Nous n’avons toujours pas éclairci le mystère qui lie souterrainement ce double mystère de l’écriture et de la foi. Tout au moins, partant de ma modeste expérience, puis-je affirmer que la poésie, parce qu’elle échappe à la tyrannie de la raison et parce qu’elle s’enracine dans les émotions, trace des voies pour l’imprévu et accepte l’inattendu. Elle accueille ainsi des traces qui deviennent des signes quand elles entrent dans une cohérence, une approche du monde. Les traces sporadiques du premier recueil sont devenues signes quand elles se sont inscrites dans la Foi.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que tout se déroule dans un processus d’interaction : si la poésie aide la foi à prendre forme, la foi en retour agit sur la forme de la poésie. Je suis en effet frappé quand je remarque que mon parcours se réduit dans l’espace : de 10 villes j’arrive à un ancrage dans ma ville actuelle : Vence. En revanche le temps se dilate puisque du temps présent je revisite la route de mes parents puis de mes aïeux.
La foi a ainsi dicté à mes textes une insertion dans un lieu et dans une histoire. De même qu’elle leur a imposé une métamorphose : d’une poésie mosaïque je passe à un poésie peuplée de personnages et donc plus narrative.
Ces mutations ponctuent une entrée progressive dans le monde.
On le voit, loin d’être décorative la poésie est consubstantielle de la vie. Comme l’affirme Yves Bonnefoy : le poème n’est pas un texte, mais un objet qui ravit la lumière.
Nous sommes en plein paradoxe : alors que la poésie est un désordre installé dans la langue, par ses rythmes, sa musique et ses images, tout s’agence et prend corps et cohérence. Quand je me retourne ainsi sur le chemin parcouru je me rends compte que je passe d’un espoir fragile, à peine conquis pas à pas, à une Espérance installée en ses terres.
Pour être bien clair en ce domaine, je préfère laisser la parole à Jacqueline Assaël qui affirme dans son Petit traité du fol espoir : L’espoir, le fol espoir farouche et aventureux, peut précéder la promesse d’accomplissement ou lui être concomitant, et l’accueillir avec surprise ; il est incertain de son bien fondé et de la réalisation de son objet : l’espérance, en revanche, se règle sur la promesse.
La confiance en la promesse est telle que j’ai pu alors oser être pleinement chrétien et me dire que, pour pleinement me réappropier ce qui m’a marqué dans les Évangiles, je pouvais franchir le pas de la réécriture. J’ai enfin osé m’inscrire dans un courant poétique chrétien et protestant, celui de la paraphrase, ce mot étant pris dans son acception originelle et pratiqué notamment aux XVI et XVII ème siècles.
Ainsi prend naissance un dernier recueil, un 6ème publié comme un cadeau à distribuer.
LE LIVRE DE LA COMMUNION POÉTIQUE :
COMME UNE ENVIE DE CAROUBES.
Pierre descendit du bateau et marcha sur les eaux et vint vers Jésus.
Mais, en voyant que le vent était fort, il eut peur et comme il commençait à couler, il s’écria: « Seigneur, sauve-moi !
Matthieu 14. 29-30
Mal dire, maudire
souvent nos mots sont radeaux naufragés sur les rives ridées de nos finistères épaves englouties en notre for intérieur
au prix de quels vertiges pour quels renoncements
nous portons en nous des mers incertaines et la peur nous vient de ces rochers qui hurlent à l’envi comment entendre et parler
dans ces cris de mers et de pierres dans le grincement des
vagues
tout concourt à défaire l’articulation des sons
la peur désarticule toute orchestration en surface nous avons reçu des paroles d’amour criardes et nouées, elles ont coulé ne demeure sur les lèvres que la bave amère des engloutis répandue pour mal dire
seuls peuvent encore se concevoir de lancinants refrains contre soi-même
ils disent les percussions concentriques qui ont ponctué tous les appels
pour mieux les emmailloter dans le vide
le monde cède aux défilés des ombres tribales rythmés de rancunes et de terreurs vespérales
un jour peut-être les épaves de nos mers organiques accepteront la charité des ressacs pour qu’enfin naisse une parole de création.
Éric Chassefière a participé au Festival de poésie de la foi de Montpellier et alentours. Il a présenté son recueil « Le jardin est visage », le vendredi 21 mars à 17h. Voici le texte de son interview par Jacqueline Assaël.
Éric Chassefière (Photographie de Michel Brunet)
On aborde forcément votre recueil en premier lieu à travers la très belle formule de son titre: « Le jardin est visage ». En elle-même, cette expression suggère une forme de symbolisme. Est-il question d’un reflet entre la nature et l’humain?
Oui, je pense qu’on peut dire cela. Je n’analyse pas quand j’écris, je m’assieds et je me laisse pénétrer par le paysage en sorte que c’est le paysage qui finit par parler à travers moi. L’écriture est alors acte d’écoute plus que de parole. Et là, c’est peut-être en effet le jardin qui me parle, non seulement par sa voix, mais à travers tous les traits du visage qui s’en dessine dans le miroir de l’humain. Le jardin en quelque sorte se fait miroir, reflétant en l’enrichissant des mille couleurs de la mémoire le visage d’aujourd’hui, qui se fait visage de toute une vie. Une vie de jardin à jardin, car je suis né littéralement dans un jardin, celui du mas provençal de ma prime enfance enchanté de mistral, et m’installant à Frontignan, après une vie passée à Paris, un nouveau jardin, mais toujours habité du même mistral, qui lui prélude à l’accomplissement final. Le jardin qui clôt, et ouvre en même temps. Une redécouverte en quelque sorte.
Ceux qui vont découvrir votre recueil, par exemple lors du Festival de poésie de la foi de Montpellier, doivent-ils s’attendre, de la part de l’auteur, à une simple évocation de la nature ou, aussi, à une sorte de méditation intérieure sur l’évolution de sa propre personnalité et donc de son propre être, s’il est vrai, comme le dit Camus, « qu’après un certain âge, tout homme est responsable de son visage »? (Nous verrons ensuite, je crois, que du temps s’écoule au long de l’écriture, c’est pourquoi je m’autorisais cette idée d’évolution. Vous nous direz si elle est pertinente.)
C’est vrai qu’avec l’âge venant, et la santé étant heureusement toujours là, et par ailleurs ayant changé de monde, puisque la retraite arrivant je suis passé du monde de la recherche en sciences dures à celui de l’écriture poétique, je me trouve dans une nouvelle configuration, libéré des contraintes du quotidien professionnel, à me chercher un nouveau visage, celui de qui contemple la beauté. C’est ce visage-là dont je me sens responsable, ce visage reflétant la beauté qu’il contemple, celle de ce jardin notamment, mais pas uniquement, celle aussi des personnes qui m’entourent. Je suis clairement dans une quête de beauté et d’amour, c’est cette quête je crois, quête de soi-même et de l’autre à travers soi-même, qui constitue le fil conducteur de Le jardin est visage. Il y a bien me semble-t-il cette idée d’évolution que vous mentionnez. Une nouvelle jeunesse à rejoindre, dirais-je, en sorte d’accomplir une vie, en devenir la courbe, naître et mourir d’un même geste. Un but quelque peu idéal bien sûr, mais qui au moins constitue un guide dans cette dernière partie de ma vie.
Et si le jardin n’est pas seulement nature, mais aussi culture, puisqu’il « faut cultiver notre jardin », est-ce que le déploiement de l’ensemble du recueil esquisse la progression d’un travail sur soi-même, ne serait-ce que pour parvenir à une connaissance de soi?
Oui absolument, c’est ce que je viens de décrire. C’est une nouvelle amitié avec le monde que je voudrais savoir installer et cultiver. Une connaissance de soi ? Je ne sais pas trop. Ce n’est pas tellement à me connaître mieux que je voudrais employer mes forces, car peut-on jamais se connaître dans sa complexité, et d’ailleurs à quoi cela servirait-il, plutôt à infléchir mon rapport au monde dans le sens de plus de bonheur, plus de joie d’être au monde. Je crois en la beauté, et au pouvoir des mots pour en rehausser l’intensité, tout comme en voyage écrire des poèmes confère aux lieux visités une beauté qu’ils n’avaient pas naturellement. Cultiver les mots comme on cultive un jardin, pour que les fleurs en soient plus belles.
Pour des Chrétiens, la contemplation du Visage, correspond à un effort de correspondance avec l’image du Christ. On le voit notamment dans un passage quasiment mystique de l’Épître de Jacques, dans le Nouveau Testament, où l’auteur dépeint le croyant comme quelqu’un qui contemple son visage originel dans un miroir et cherche à s’y fondre » (1, 23-25).
J’ai la religion de la beauté, c’est ce que j’essaie de toucher par l’écriture poétique. C’est dans ce sens peut-être que je suis « croyant », quelqu’un en effet qui contemple son visage originel dans un miroir – le jardin – et cherche à s’y fondre, faire Un en quelque sorte avec la Vie. Car la poésie, c’est la vie n’est-ce pas ? Et c’est bien la raison pour laquelle j’ai accepté votre invitation à ce festival, moi qui profondément ne crois pas en Dieu.
Je crois qu’on peut dire, que dans votre écriture, un recueil de poésie se déploie comme une construction globale. Il ne s’agit pas simplement de lire des pages détachées. Dans ce cas, comme vous avez attiré mon attention sur le nombre de poèmes contenu dans votre recueil et que vous signalez dans plusieurs interviews qu’il se compose de cinquante textes, ce nombre a-t-il une signification particulière pour vous, réalisant en quelque sorte la complétude d’une démarche poétique ? Chez Pythagore ce nombre met en relation le Microcosme et le Macrocosme, or certaines de vos interviews montrent qu’il s’agit là d’un thème qui vous est cher (« mais c’est vrai que dans ma poésie, je fais de l’arbre un cosmos, de l’infiniment petit un infiniment grand » Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 10 août 2024); par ailleurs, dans la kabbale, il est question des cinquante portes de l’intelligence; dans la Bible ce chiffre est celui de la joie et de la fête; dans les mythes antiques celui de l’abondance et de la prospérité… Est-ce que l’attention à cette construction de votre recueil peut enrichir la lecture en nous incitant à déceler dans chaque texte une porte vers le sens du monde ou dans chaque poème une représentation condensée de l’infini de l’univers ?
Le nombre de 50 est fortuit, lié à la contrainte des 32 pages au format A5 pour Encres Vives. Aucune intention donc.
Pour situer encore votre démarche d’écriture, sur un autre plan, par des indications biographiques, ai-je bien lu vos interviews en comprenant que le jardin en question est celui d’un mas familial où vous vous êtes ressourcé tout au long de votre jeunesse en particulier ?
Non, ce jardin est le nouveau jardin, pas celui de naissance, mais il est vrai que je tente ici, comme je l’ai dit, la fusion de ces deux jardins.
Pour éclairer indirectement les textes, peut-être pouvez-vous développer l’idée d’un écho ou d’une influence entre l’œuvre d’Andreï Tarkovski et ce recueil qui lui est dédié. Vous faites souvent référence, en particulier, au film Le Miroir. Pour ceux qui ne le connaissent pas, pouvez-vous expliquer quelles émotions particulières il suscite en vous et ce que nous pouvons peut-être en retrouver ou ce que vous aimeriez que nous en retrouvions dans votre recueil?
J’ai découvert ce film il y a longtemps, à sa sortie, et ne l’ai pas revu récemment. J’en garde plus des impressions que des souvenirs précis. Il a pour moi incarné la révélation du mystère de l’être, sur le fond de la musique de la Passion selon Saint-Jean de Jean-Sébastien Bach, une musique qui m’a toujours fait frémir. Pasolini aussi utilise la musique des passions de Bach, dans Accatone par exemple, une musique pour moi réellement cosmique, qui transcende le temps et l’espace. Les films de Tarkovski, et celui-ci en particulier, sont un miroir dans lequel on est susceptible de se découvrir soi-même, à la façon de ce jardin aux traits patiemment éclaircis qui constitue la trame de mon recueil. Beaucoup d’images fortes dans ce film, la présence du vent, comme cette vague de l’herbe d’été accompagnant vers le début le pas du médecin arrivant dans la propriété, ou de ces objets renversés sur la table du jardin, tandis qu’une main invisible – celle de l’ange ?- semblent venir effleurer la haie, la pénombre baignant la maison d’enfance, la carafe de lait renversée sur la table, dans la pénombre, blanc sur noir, le visage de l’enfant dans le miroir se muant en un autre, le visage aimé si je me souviens bien, cette façon de filmer, comme au ralenti, une façon peut-être de faire ressortir la profondeur de la mémoire ; quelquefois d’ailleurs les temps se rejoignent si je me souviens bien, la fille rencontre dans un jardin la mère qu’elle sera. Tout dans ce film est à la fois de l’ordre du souvenir et de la prémonition. On est comme hors du temps, on voit dans le miroir sa vie dans son entier. Et les poèmes d’Arseni Tarkovski, lus par son fils, renforcent encore le mystère.
À propos de la composition du recueil, je m’interrogeais sur la possibilité de considérer chaque poème comme une porte sur l’intelligence du sens. En même temps, si l’on observe les textes, on voit qu’ils reprennent souvent les mêmes éléments: lumière, substance des feuilles, murmure d’un oiseau, etc., avec des changements quasiment insensibles, comme des glissements qui font néanmoins avancer dans le temps. Pourrait-on dire que vous procédez en quelque sorte par tuillage pour suggérer une espèce de permanence des formes essentielles du monde?
Il y a bien dans ces poèmes l’idée d’une permanence, d’une nature s’auto-engendrant, dont je tente de traduire par la luxuriance des mots et leur répétition l’incessante métamorphose en elle-même. Je ne sais si cela répondra précisément à la question, mais cela me donne envie de vous lire un extrait de la chronique, intitulée : « Le jardin est visage, ou la rumeur du monde », consacrée à mon recueil sur le site de L’altérité par Hervé Rostagnat, où il est question de Dieu et du grand Tout :
« Dans « Le jardin est visage », tout est questionnement. La beauté du jardin est métaphore du cosmos, profond comme la fleur à moins que la fleur n’en soit la représentation microcosmique. Le jardin est corps. Il est yeux, mains, lèvres, peau, cœur, sang. Il est la beauté. Il est l’indicible. Et comment traduire l’indicible autrement qu’en cherchant Dieu ? Mais le Dieu d’Éric Chassefière est substance. Appartenir au monde en cette fusion c’est être le monde. Le jardin est nature. L’homme est nature. Nul artefact. Nulle production. Le jardin et l’homme sont substance au sens où ils ne sont le produit de rien, ils ne sont le produit d’aucune intervention extérieure puisqu’une substance est précisément ce qui est en soi et est conçu par soi. L’être est jardin. Le jardin est l’être. L’oiseau nait del’arbre et l’arbre de l’oiseau. Dieu est substance au sens où nul ne peut dire que Dieu est une création de l’univers ni que Dieu a créé l’univers. Dieu ne provient de rien.
Ainsi peut-on dire qu’il n’y a rien de transcendantal dans la poésie d’Éric Chassefière. Tout est immanence : « immanence de la source… immanence de ce chant… tout se cache en tout… tout vient s’y lire en tout ». Les 55 occurrences du mot « tout » suffisent à montrer, combien dans cet englobement, la nature s’engendre d’elle-même. Elle est incréée. L’Être n’est-il pas alors que dans cette contemplation ? Dans ce questionnement permanent, le poète considère : étymologiquement, il a le nez dans les étoiles. Il y a quelque chose de sidéral dans cette attention qui constitue une forme d’ontologie de l’homme, une sorte d’ontologie extrême au sens où il n’y a d’homme que s’il y a cette extrême attention. »
D’Homère à Jean-Jacques Rousseau, par exemple, l’évocation du jardin devient un topos littéraire visant à célébrer les délices de la nature et un lieu d’accomplissement possible de l’humain. Votre jardin est-il paradisiaque? En quel sens? Celui d’une spiritualité matérialiste? Je pense par exemple à l’expression: « comme la substance brille de soi » (p. 3).
Je vous rejoins sur cette idée d’une spiritualité matérialiste. Je cherche par les mots à caresser, ma démarche est sensuelle, proche du corps et plus généralement de la substance. Le jardin est corps, le poème est corps. Corps que je fais corps de mots sur la page. Il s’agit bien de toucher par les mots, donner vie du geste de toucher, finalité ultime de celui d’écrire. En cela le geste d’écrire est pour moi fondateur. J’ai écrit, dans un entretien avec Clara Régy, qui date de quelques années :
« La poésie est avant tout pour moi un acte de vie. J’ai besoin d’écrire pour me sentir vivant, tisser un lien charnel avec le monde. Un désir d’appartenance, qu’on pourrait qualifier d’amoureux. J’ai longtemps écrit exclusivement dans la nature, l’été, sur le lieu d’enfance, submergé par le sentiment d’une beauté dépassant mon entendement, que par les mots je tentais d’atteindre et me réapproprier. Il y avait déjà ce plaisir sensuel à faire naitre les mots du corps, de sa vibration profonde, faire corps du poème, entendre et ressentir à travers lui. C’est ainsi qu’est né mon désir d’écrire, retrouver sous la caresse des mots l’enfance perdue, mon jardin d’Eden. »
Il y a donc bien une aspiration à retrouver un paradis perdu, vous avez vu juste, et peut-être ce recueil vient-il précisément concrétiser, voire accomplir, cette aspiration à retrouver une origine, à en faire le berceau d’une vie nouvelle, réunifiée, qui nous place en situation d’accueillir la mort, entrer dans ce jardin, « dont l’ange a refermé les portes sans retour », pour reprendre le final du poème de Bonnefoy placé en exergue.
Pourquoi le jardin est-il en général symbole de la sécurité? Pour vous, s’agit-il d’un lieu clos ou ouvert sur le monde? Pourrait-on dire que votre jardin est un lieu de paix?
Pour moi le jardin, c’est avant tout le chant du mistral dans le feuillage des platanes du jardin, au profond de mes nuits d’enfance, c’est en quelque sorte le berceau, le souffle dont je suis né. Donc oui, il est porteur d’une certaine sécurité, je m’y sens bien. Ce lieu est ouvert sur le monde, comme peut l’être l’enfance. À l’horizon du jardin d’enfance, il y a les montagnes des Baux de Provence d’un côté, celles de la Montagnette de l’autre, et je rêve alors souvent, aux portes du jardin s’ouvrant dans la haie, de franchir leurs lignes de crête. Oui, dans ce jardin d’enfance, je rêve d’avenir, il est ouvert sur le monde. En même temps, il y a cette roubine qui délimite la propriété en en faisant le tour, roubine qu’enfant je ne peux franchir en l’absence de pont, et le monde n’est ouvert qu’à mon regard. C’est par le regard que j’investis l’horizon, comme plus tard, revenant chaque été en ce lieu, je l’investirai par les mots, car mon pas sera devenu celui des mots. Lieu de paix, ce jardin d’enfance ? Pas vraiment, lieu chargé des souffrances familiales, dont précisément je m’évade enfant par le regard, puis, adolescent et adulte, par la poésie. Lieu d’envol, lieu du cri fondateur, dont toute ma vie je suivrai l’écho…
Lors d’une récente étude biblique dans la paroisse de Marseille sud est, nous avons réfléchi au thème de l’amitié, pour savoir ce qu’il représentait chez les philosophes et dans la spiritualité du Nouveau Testament. Une phase de la réflexion s’est déroulée en petits groupes, autour d’une phrase du philosophe latin Sénèque :
– « Dans quel but te procures-tu un ami ? » – Pour avoir quelqu’un pour qui je puisse mourir, pour avoir quelqu’un que je suive en exil, à la mort de qui je m’oppose.
Même dans ce contexte, Frauke Baymann rétablit toujours le lien de sens avec les questions de la foi. Sa synthèse en atteste.
Notre petit groupe de trois était très hétérogène face l’extrait proposé.
« Dans quel but te procures-tu un ami ? » sonne comme « Pourquoi tu t’achètes un smartphone ? », une provocation du même style que celles qu’on peut entendre de nos jours sur la foi.
Or, la réponse montre que la personne interrogée ne se laisse pas déstabiliser par cette provocation mais répond à la fois un brin provocatrice elle-même – « mourir, s’exilier, perdre quelqu’un » ne semblent guerre enviables –, et à la fois de façon profonde, en adressant des grandes questions de la vie : la mort est un scandale, un non- sens, mais si elle sert à faire vivre quelqu’un d’autre, un ami, une amie, elle perd son absurdité. S’exiler, tout perdre, être forcé d’aller vers un avenir incertain et inconnu est dur mais si l’ami me précède, le chemin devient plus léger; si je m’oppose à la mort de l’amie, j’œuvre contre tout ce qui s’oppose à sa vie (la maladie, l’injustice, les guerres. . .) et donne ainsi un sens à ma vie.
Photographies: Carine Volpi
Naturellement toutes ces rencontres se produisent autour des ouvrages des éditions Jas sauvages!
Le pasteur Jean Alexandre, est venu dans notre paroisse de Marseille sud-est nous présenter ses réflexions issues de son recueil « Dieu et son aide ». Cet entretien s’est déroulé dans un climat de confiance amical et fraternel où chacun et chacune a pu ressentir et comprendre ce qu’est une Écriture pour un peuple : une histoire, un poème, un enseignement.
« Une écriture qui serait ta parole dès que tu la dirais et qui ferait de toi un diseur de Dieu ».
Car ce qui, d’une écriture, fait une parole, c’est le fait de la dire. En effet, dire Dieu c’est résister, dire non, faire autrement ; c’est le Dieu de l’agir pour pouvoir proclamer :
« J’ai foi en Dieu et je m’engage à le servir ».
L’agir qui te donne force dans ta cellule, clarté devant tes juges, courage devant la mort. Rigueur et vigueur dans le combat pour la justice. La foi consiste plus en un faire qu’en un savoir, en quelque sorte faire du bien à Dieu ! Avec la lecture de la Bible ou son écoute, s’offre une occasion de rencontre :
« J’ai foi en Dieu et Dieu a foi en moi ».
Ainsi une Parole d’hier évolue en une Parole d’aujourd’hui. Les écritures demandent à être lues à long terme en tant que pratique constitutive de notre personnalité, en devenant le nerf de notre mode d’être dans notre monde si mobile. À la question : Comment dire Dieu, comment dire sa foi ? Il est possible de répondre que la force que porte le Dire de Dieu se nomme « Amour ».
« Tout parleur de Dieu est comme un surfeur, porté dans un filet par ce Souffle, sur la vague immense de Dieu, vers l’inconnu »…