Archives de catégorie : Réflexion poétique

– La grâce du haïku, par Julien N. Petit

Me voilà oiseau-lecteur guidé par la voix brute et légère du Haïku qui me parvient comme un jet de caillou. Les Haïkus d’Etienne Pfender invitent à un vol au-dessus de la Bible, qui ne peut être qu’un vol au-dedans, à l’image de la caverne de chair qui sauve et enferme Jonas pendant 3 jours.
L’impair prime dans l’alliance de ces vers, suscitant par leurs mots pensées et émotions suspendues, saisies et aussitôt coupées dans leur élan, dans une retenue pleine de grâce. Sans oublier la surprise, caractéristique de l’écriture du Haïku, comme de la grâce :

« Hiver ou printemps


dans ses entrailles puantes


zut comment savoir » 

*


 « hissant une lame

au reflet du soleil d’été

près de là un bouc » 


Double surprise ici, dans toute la force poétique : celle du vers rejoignant la forme sombre de l’animal qui détourne nos yeux du couteau qu’Abraham tient au-dessus de son fils, et qui n’ira pas plus bas, car l’Eternel a pourvu.
On n’entre pas dans un Haïku, écrit Etienne Pfender, « en passant sous un arc de triomphe, mais en se laissant cueillir par la simplicité sincère de ce qui donne à lire »


« six soirs et matins


l’Eden comme un rocking-chair


au septième jour » 


Par gros temps de précarité, il existe mille raisons de se glisser dans la grâce du Haïku, comme de se tenir dans l’équilibre fragile du rocking-chair.

– Vivre un épisode biblique à travers un recueil de poésie comme Nouaison, par Jacqueline Assaël

par Jacqueline Assaël

La Bible rapporte des expériences de vie, dans la foi, d’êtres humains qui sont ses auteurs connus ou inconnus, Ésaïe, Luc, etc., ainsi que leur entourage. Ces expériences sont intemporelles, puisqu’elles sont de nature spirituelle et que l’Esprit n’est pas affecté par le temps. Les aventures de la foi vécues au cours de nos existence ont donc tout à voir avec tel ou tel épisode biblique qui s’en rapproche, sur le fond, même si les circonstances particulières sont différentes.

Il est difficile de communiquer sur son rapport vécu avec Dieu, c’est pourquoi la Bible ne peut pas être lue superficiellement, à la va-vite, mais demande à être méditée pour que les lecteurs entrent en communion avec les situations évoquées et comprennent ainsi les particularités du récit qui en est fait. La poésie se trouve dans le même cas : elle cherche à faire partager des émotions, des rapports humains, une vision du monde ; tout cela demeure très intuitif, un peu insaisissable, mais elle parvient à établir un pont, une passerelle d’humanité entre l’auteur et les lecteurs, si ces derniers acceptent d’être attentifs et s’ils disposent d’éléments qui éclairent leur compréhension.

C’est dans cette idée que le livre dont il est question dans cet article : Nouaison, recueil de poèmes suivi de Genèse et nouaison, à la manière de Søren Kierkegaard a été composé. La réflexion sur le passage biblique racontant la ligature d’Isaac, dans le livre de la Genèse, a pour vocation, en plus de son intérêt intrinsèque, de suggérer les grandes orientations spirituelles du recueil Nouaison. Voyons comment.

Søren Kierkegaard est un philosophe et théologien danois du xixe siècle, qui exprime un luthéranisme exigeant, sombre et tourmenté quand il observe l’humain, mais radieux et enchanté quand il découvre en permanence la présence de Dieu autour de lui, notamment dans la lumière des paysages de forêts et de lacs de son pays. Il est réputé pour avoir une écriture absconse, mais il faut distinguer entre ses traités philosophiques, souvent assez compliqués, et son Journal, qui est très prenant et très accessible. Il médite sur l’épisode de la ligature d’Isaac dans un livre intitulé Crainte et tremblement, reprenant ainsi une expression de Paul pour définir le respect humain, face à Dieu : « Avec crainte et tremblement, travaillez à votre propre salut » (Épître aux Philippiens, 2, 12). Pour lui, la rencontre avec Dieu est plus qu’impressionnante. En atteste l’histoire d’Abraham qui, à un moment de sa vie, comprend qu’il lui faut sacrifier son fils Isaac à Dieu.

Kierkegaard ne lit pas cet épisode biblique comme un discours simplement édifiant ou symbolique. Il cherche à imaginer l’état d’esprit d’un être humain placé dans la situation d’Abraham, pour qui obéir à Dieu implique l’anéantissement de soi-même, de toutes ses fiertés, de tous ses espoirs dans le monde humain. Il représente tout d’abord son personnage comme nécessairement enfermé dans un mutisme profond, car sa conception extrême d’une foi infinie ne saurait entrer en dialogue avec l’instinct maternel de Sarah, par exemple, ou avec l’instinct de vie d’Isaac. Pensant que personne autour de lui ne sera capable de le comprendre, Abraham, le père des croyants, l’ami de Dieu, renonce à parler à des humains auxquels il démontre, coûte que coûte, la profondeur d’une foi totale, folle, monstrueuse selon leurs critères.

Cet Abraham de Søren Kierkegaard pourrait donner un des modèles du personnage masculin mis en scène dans mon recueil précédent : Frère de silence. Là aussi un être se mure dans une solitude intérieure exaspérante, presque désespérante, car il lui est impossible de partager l’intensité des épreuves que la foi elle-même avive en lui.

Dans son livre, Kierkegaard imagine plusieurs versions du départ d’Abraham et d’Isaac et plusieurs scènes correspondant à l’instant du sacrifice :

Comment imaginez-vous vous-même que vous vivriez cette aventure spirituelle d’Abraham ? Kierkegaard se pose quant à lui la question car sa foi l’a placé en situation de croire devoir renoncer à l’être en qui il voyait le plein bonheur de sa vie, pour leur bonheur mutuel et l’accomplissement de leur relation avec Dieu.

Dans Genèse et nouaison, cette question est reprise, avec les données suivantes : Dieu n’agrée pas le sacrifice des enfants ; la situation évoquée par le sacrifice d’Isaac correspond au mouvement de son père de livrer son fils à Dieu, de le livrer à la foi. Kierkegaard omet une hypothèse, dans son catalogue de situations : Isaac est peut-être d’accord pour couper avec les sécurités humaines et pour plonger en Dieu, jusqu’à la mort :

Il faut s’engager loin dans les impressions de la foi pour se débattre avec ces idées d’abandon des liens humains, de risque absolu. Nouaison tente l’expérience, dans cette réflexion à la suite de Kierkegaard, et dans une version poétique de la situation, à suivre, dans le deuxième volet de l’article.

Revenons quelques instants à Kierkegaard. Dans Crainte et tremblement, il illustre à travers deux histoires ce que représente pour lui une situation de lien spirituel. Il le fait successivement en essayant d’imaginer les relations entre le patriarche et son fils, lors de l’épisode de la ligature d’Isaac. Abraham se tait, car tout est indicible, au-delà de la parole au moment où il s’apprête à sacrifier son fils. Mais ce geste l’engage dans la manifestation une foi absolue, impensable qu’il accomplit de telle sorte qu’Isaac lui-même, pensant mourir, est forcément impliqué dans le même mouvement d’abandon à Dieu. Abraham dénoue alors le lien paternel qui l’attache à son fils ; il le confie à Dieu. Il l’abandonne à sa foi propre, d’adulte. Mais simultanément, éclot ainsi, forcément, à travers cette expérience de salut, la foi d’Isaac, non plus en son père, mais en Dieu ; ainsi, puisqu’Abraham est le père de tous les croyants, se réalise pour la première fois la dispersion de la foi à travers toutes les générations à venir. Isaac est délié de l’autorité paternelle d’Abraham, d’évidence lié pour toujours à Dieu, mais encore indissolublement noué à son père par cet instant de partage où leur présence mutuelle était requise pour que la foi glisse vers ce nouveau segment que devient Isaac, sur la corde des générations.

Kierkegaard imagine ainsi le mode d’attachement de deux êtres entre lesquels la foi se diffuse, d’une génération à l’autre. Puis il change de cadre narratif et il se réfère à l’histoire d’Agnès et le triton, poème dramatique d’Andersen, pour transposer la scène d’illumination spirituelle dans le cadre d’une histoire qui se passe entre un être masculin, le triton, et ladite Agnès. Dans le récit de Kierkegaard, la jeune fille s’aventure au bord d’un lac. Le triton, qui a tous les savoirs, tombe amoureux d’elle, il la porte un peu au-delà des berges de l’étang et ils regardent l’horizon. Agnès vit là la commotion de la beauté du monde. Rendu muet par un intense déchirement intérieur, le triton abandonne alors Agnès, renonçant à solliciter d’elle une union qui serait une déchéance, après cette découverte de l’absolu. Une question existentielle torture alors Kierkegaard : Agnès et le triton peuvent-ils alors continuer à vivre dans une espèce de solidarité spirituelle, malgré le départ sans retour et sans explication de ce génie des eaux, à travers qui la présence de Dieu – rien de moins et rien d’autre –, s’est révélée à Agnès ?

Le recueil Nouaison met en quelque sorte en scène la suite de cette histoire racontée par Kierkegaard ; la poésie cherche à expérimenter les émotions qui peuvent suivre après la disparition du triton, quand s’élève tout de même son éternelle prière implicite de communion avec celle à qui il a communiqué les fondements d’une spiritualité.

Le mot « Nouaison » est étrange ; il a surgi comme titre et il scande le recueil, pour signifier les impressions subtiles éprouvées par le personnage féminin qui sillonne en l’occurrence la vallée de l’Eyrieux moirée de l’or des genêts et les pentes du mont Mézenc (à la place des paysages du Danemark propres à l’univers de Kierkegaard).

Son voyage commence dans le bonheur et le calme d’une idée de liberté ; puis se produit une espèce de détachement, quand le souvenir du lointain triton et ses effets s’estompent, presque jusqu’au désenchantement.

Mais le recueillement, face à une abside de pierre ocre cernée d’une odeur de lilas, sécrète cette idée et cette situation de nouaison, c’est-à-dire la condition des jonquilles, lorsqu’elles sont soulevées par le vent et qu’elles libèrent en elles les germes sans substance d’un rayonnement immatériel, autrement dit la diffusion d’une foi qui se répand dans un paysage de printemps :

– Fêter le début de l’Avent en poésie, dans la paroisse de Cannes, par Jacqueline Assaël

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Palmes et psaumes

Le début de l’Avent a été l’occasion de commencer à préparer le Cinquième Festival de poésie de la Foi qui se tiendra dans la paroise de l’Église protestante unie, 7 rue Notre-Dame, à Cannes (06400).

Après le culte, la paroisse s’est en effet réunie pour un repas convivial dans ses locaux de la Colline et, en guisse de pousse-café, une lecture de poèmes effectuée par Yves Ughes et moi-même a permis à l’assistance de faire connaissance avec une partie de l’équipe organisatrice et des intervenants du Festival qui aura lieu au Printemps, du 11 au 14 avril 2024. Marie-Christine Gay et Christian Barbéry participaient également à la fête et ils ont posé ensemble les bases d’un duo pour une présentation des psaumes, qui s’inscrira dans le programme du Festival, parmi de multiples autres séquences.

Un Festival international, c’est-à-dire ouvert à des inspirations d’horizons divers

Le pasteur Christian Barbéry a souligné le caractère international du Festival, sans prétention mais avec une large ouverture. Effectivement, comme dans ses éditions précédentes,  la poésie de la foi sera évoquée non pas seulement dans son expression qui se développe actuellement en France dans le cadre du protestantisme, mais aussi en particulier à travers certains ses aspects de la mystique et du piétisme allemands, grâce aux exposés de Waltraud Verlaguet ou de Silvia Ill sur Mathilde de Magdebourg ou Matthias Claudius, et à travers les inspirations slaves d’Inga Velitchko. La diversité géographique offre l’occasion de situer nos points de vue actuels sous l’éclairage  d’un riche panorama qui se déploiera à travers l’espace et le temps. Elle permet de réfléchir sur les caractéristiques et la pertinence de notre propre pensée. Elle donne de la profondeur et du recul.

Dans le même esprit, un parcours nous conduira aussi à travers l’évolution de la littérature protestante, grâce à la soirée proposée par Olivier Millet ; des points de comparaison seront ainsi établis entre divers types d’expression de la foi, dans le passé; notre poésie actuelle révèlera ainsi ses spécificités.

Une invitation aux Îles de Lérins

Les paroissiens de Cannes ont déjà inscrit dans leur agenda la date et l’heure du coup d’envoi du Festival qui aura lieu à midi sur l’embarcadère des îles de Lérins, le jeudi 11 avril. Nous prévoyons en effet d’entraîner à la suite des intervenants présents, tout le public qui voudra participer à une visite du mémorial huguenot de l’île Sainte-Marguerite, avec une lecture poétique sous les eucalyptus.

Cette première rencontre de l’Avent

Certains paroissiens de Cannes se dont déjà signalés spontanément comme volontaires pour participer aux lectures qui se succèderont, au cours du Festival, avec notamment dans l’après-midi du vendredi, un focus sur les psaumes, qui donneront, avec les palmiers cannois, leur estampille particulière à cette manifestation Palmes et psaumes.

Au cours de ce début d’après-midi, des textes de plusieurs auteurs parus aux éditions Jas sauvages ont été lus : Michel Block, Gérard Scripiec, Jean Alexandre, Nicolas Dieterlé, Yves Ughes, moi-même…, et les paroissiens de Cannes ont pu se familiariser avec cette famille de poètes très divers, mais réunis par la foi.

Il s’agit bien de se familiariser avec la poésie, en effet. Les textes ouvrent une approche sensible d’univers personnels où les auteurs expriment leur manière d’aborder la prière ou leur sensation de la présence de Dieu dans diverses circonstances de leur vie. Ils apportent des couleurs et un compagnonage dans le champ d’une recherche spirituelle. Certaines personnes, dans l’assistance, nous ont dit ce qu’elles trouvaient à partager dans ces lectures à voix haute et bien sûr, les poètes présents en ont été heureux. Comme quoi, les lectures poétiques apportent une réciprocité dans la communication du bonheur.

Le partage poétique est une démarche qui se déploie lentement et de manière continue. C’est pourquoi, en dehors des quatre jours du Festival d’avril, nous avons prévu des moments de rencontre, comme ce premier dimanche de l’Avent, pour faire connaissance et poser des jalons. Nous avons apporté des livres, sur le stand des éditions Jas sauvages et ils nourriront le trajet de ceux qui en ont fait l’acquisition enthousiaste. Déjà avant le Festival nous cheminons donc ensemble.

– Charles Péguy, une œuvre inclassable. Conférence de Yves Ughes

Nous l’avons éprouvé lors de nos précédentes séances, notre travail consiste à conduire vers la poésie en détruisant les clichés et les obstacles qui nous séparent d’elle. 

Ce sera ce soir plus vrai que jamais. 

En effet la vie et l’oeuvre de Charles Péguy demande une disponibilité intellectuelle à laquelle nous ne sommes plus habitués en ces temps numériques et de réseaux sociaux invitant au manichéisme et à l’invective facile. 

La vie de Charles Péguy est effectivement émaillée de prises de position complexes et pour tout dire déroutantes. Il se trouve toujours là où on ne l’attend pas, et quand on le saisit sur une route, il semble la prendre à l’envers. 

Portrait de Charles Péguy par Jean-Pierre Laurens

Le voici Républicain, c’est une catégorie, mais il investit la République d’une notion troublante : La révolution sociale sera morale ou ne sera pas » [1](1901). D’autres pensent au contraire que la révolution n’a rien à voir avec la morale et que « la fin justifie les moyens ». 

Le voici catholique, c’est une catégorie rassurante mais Péguy ne peut rester en place et le voici affirmant : L’Eglise ne s’en tirera pas à moins d’une révolution sociale ».[2] Quand on voit les difficultés qu’a le Pape François à faire évoluer l’Église, on se dit que la modernité de Péguy a encore de beaux jours à vivre. 

Cet auteur qui se plaît dans l’oxymore  renverse donc toutes les barrières et se plaît à mêler les contraires. Il est tout à la fois socialiste et anarchiste, catholique et libertaire. 

De nos jours, ces types de liaison sont dangereuses. La nuance et l’intelligence dérangent. Nombreux sont donc ceux qui, en aparté, se plaisent à réduire, à caricaturer. Fleurissent ainsi les termes les plus simplistes. Péguy serait ainsi un « fanatique de Jeanne d’Arc », un catholique conservateur. Et le tout pourrait être résumé dans un mot couperet : cet auteur est indéniablement, irréversiblement, incurablement réactionnaire. 

Pour lutter contre ces images figées, il nous faut faire un effort d’authenticité et d’honnêteté intellectuelle. 

Et donc reconnaître dans un premier temps que Charles Péguy a fourni nombre de bâtons pour qu’on le batte. 

Dans Le Petit Journal daté du 22 juin 1913, il écrit ces mots : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos. [3] ». Quand on sait que le 31 juillet 1914, au café du Croissant « ils ont tué Jaurès » il faut bien reconnaître que cette invitation de Péguy fut pour le moins malheureuse. 

Circonstance aggravante, Péguy revalorise des mots qui, sous le poids de l’Histoire, deviennent autant de buissons épineux. 

Il glorifie la famille et pour lui le travail est une valeur cardinale. Par Jeanne d’Arc il trouve un ancrage sur terre, la France, sa patrie. Travail, famille, patrie : le triptyque de Vichy est sans appel il revient, par anachronisme, comme un ricochet assassin dans l’œuvre du poète.

Pour aborder cette œuvre, il nous faut retrouver la valeur première des mots, avant qu’ils aient été souillés par l’Histoire. Il nous faut retrouver les mots dans leur émergence première. C’est un passage obligé pour entrer dans son œuvre poétique. 

La travail est pour Péguy l’expression d’une noblesse, celle de l’ouvrier et de l’artisan. Sa défense ira de pair chez lui avec une attaque en règle de son monde : « c’est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes, que s’est produite cette désaffection générale du travail qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne. [4] ». 

Il en va de même pour la famille qui n’est pas chez lui la structure dépositaire du conformisme, elle s’offre au contraire comme lieu de transmission des valeurs et de la vie. 

« Ce sera son nom et ce ne sera pas son nom, puisque ce sera (devenu) le nom de ses fils. 

Et il en fier dans son cœur et comme il y pense avec tendresse. 

Que lui même ne sera plus lui-même mais ses fils.[5] ». 

On le perçoit donc avec clarté, pour aborder cette œuvre inclassable, il nous faut abandonner toute tentation de classement et accepter la refondation des mots. 

Pour avancer dans notre propos, nous suivrons trois étapes.

  • Nous verrons la traversée faite par Péguy d’une époque qui va de l’affaire Dreyfus à la guerre de 1914. 
  • Nous aborderons ensuite un texte troublant : le mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Paradoxalement, le drame de l’homme moderne s’y joue. 
  • Enfin, avec Le Mystère du Porche de la deuxième vertu, nous verrons que c’est espérer qui est difficile. 
  1. des engagements à la fois clairs et décalés. 

Charles Péguy, dans sa vie comme dans son oeuvre, n’est jamais de tout repos. Et c’est heureux. 

Pour comprendre son oeuvre, il nous faut cerner ses entrées dans le siècle, elles sont éclairantes. 

Dès le début de l’affaire Dreyfus, le poète est dreyfusard. À sa façon. Pour nous tout est simple, placé dans la perspective de l’histoire. Mais n’oublions pas le rôle de l’église et de sa presse, à commencer par La Croix et le Pèlerin, qui ont brillé par leurs caricatures antisémites et d’une grande cruauté envers Zola. On écrit ainsi dans un éditorial consacré au procès de « J’accuse » en citant Zola : Étripez-le ! 

Péguy entre pourtant dans la défense du Capitaine avec des mots de connotations essentiellement chrétiennes : de toutes les passions qui nous poussèrent dans cette ardeur et ce bouillonnement, dans ce gonflement et dans ce tumulte, une vertu était au coeur et c’était la vertu de charité. ». 

Quand il adhère au socialisme, Péguy n’en est pas plus reposant. À l’heure de la lutte des classes qui divise le monde en « bons » et « méchants » il apporte un supplément perturbant. Ce qu’il est convenu d’appeler « le peuple » est mythifié, le peuple est le nouveau messie qui va apporter le bonheur sur terre. Péguy nous met en garde, en inversant une phrase de Beaumarchais : « Il ne faut pas non plus que le peuple veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine de naître peuple.». Et voici jetées bas les mythologie de quatre sous, parce que pré-fabriqués. 

Il sera tout aussi inclassable dans le cadre de l’église : rien ne lui est plus étranger que la morale confortable diffusé par les catéchismes et qui permet d’avoir, comme Tartuffe, de « petits arrangements avec Dieu ». Le voici affirmant : « Gardons-nous d’exercer une autorité de commandement moraliste » ajoutant : «  lorsque la vie surnaturelle reflue, le moralisme triomphe ». 

Péguy est donc sans cesse en engagements et en ruptures, mais un mot unifie toute son existence, il s’agit du mot « exigence ». Nous allons le vérifier par son oeuvre. 

B) LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE D’ARC. 

Le titre n’est pas porteur dirait-on aujourd’hui, il fait référence à un genre théâtral qui s’épanouit au Moyen-Âge, et nous sommes en 1910. Pour mémoire, en ces temps, Georges Claude met au point le tube de Néon, la comète de Haley est photographie et Marie Curie isole le radium. En remontant au Moyen-Âge et en se dirigeant vers Jeanne d’Arc, Péguy fait preuve de passéisme. 

Il suffit de lire la réplique suivante pour se convaincre du contraire. Avec ce texte l’auteur nous place au coeur d’un problème qui demeure dans notre contemporanéité : la permanence du Mal. 

Ô mon Dieu, si on voyait seulement le commencement de votre règne. Si on voyait seulement se lever le soleil de votre règne. Mais rien, jamais rien. Vous nous avez envoyé votre fils, que vous aimiez tant, votre fils est venu, qui a tant souffert, il est mort, et rien, jamais rien (…) Des années ont passé, tant d’années que je n’en sais pas le nombre ; des siècles d’années ont passé ; quatorze siècles de chrétienté, hélas, depuis la naissance et la mort et la prédication. Et rien, rien, jamais rien. Et ce qui règne sur la face de la terre, rien, rien, ce rien que la perdition. Quatorze siècles (furent-ils de chrétienté), quatorze siècles depuis le rachat de nos âmes. Et rien, jamais rien, le règne de la terre n’est que le règne de la perdition, le royaume de la terre n’est que le royaume de la perdition[6]. (…) Comment se fait-il que de bons chrétiens ne fassent pas bonne chrétienté ? [7] ».

Jeanne D’Arc souffre d’acédie. Une maladie qui vient du doute installé dans la vie spirituelle. Il a pour conséquence la dépression, l’ennui, la torpeur et un repli sur soi. 

Ce n’est pas une maladie du passé, elle peut resurgir dans le monde moderne, celui de la démocratie qui place l’homme face à lui-même, à son problème existentiel. Vivre en collectivité, socialement, participer à la vie du pays est un bien précieux. Mais il ne suffit pas pour répondre à la question essentielle de notre présence sur terre et sur le sens qu’il faut lui donner. 

On ne dépasse cette question qu’en la déposant dans le temps durable. On dépasse le drame d’être en l’inscrivant dans une relation de foi charnelle dans le monde, avec la création du monde. 

Et vous vigne, soeur du blé. Grain de la grappe de vigne. Raisin des treilles. Vendanges du vin des vignes. Ceps et grappes des vignobles. Vignobles des côteaux. 

Vin qui fûtes servi sur la table de Notre-Seigneur. Vigne, vin qui fut bu par Notre-Seigneur même, qui un jour entre tous les jours fûtes bu. 

Vigne, vigne sacrée, vin qui fûtes changé en sang de Jésus-Christ, un jour entre les jours et qui tous les jours aux mains du prêtre êtes changé, n’étant plus vous-même, 

mais étant le sang du Christ.[8]

Que l’on soit croyant ou pas importe peu, ce que dit ce texte est notre besoin de fusion avec le monde, et donc de spiritualité. Nous sommes loin de la société de l’argent et de la consommation. Émerge alors dans le Mystère le personnage d’Hauviette qui fournit un contrepoint à l’acédie de Jeanne : 

Prier en se levant parce que la journée commencera, prier en se couchant parce que la journée finit et que la nuit commence, demander avant, remercier après, et toujours de bonne humeur, c’est pour tout ça ensemble, et pour tout ça l’un après l’autre que nous avons été mis sur terre.[9]

Nous pouvons dès lors aborder un autre Mystère : Le Porche du Mystère de la deuxième vertu. 

C) C’EST ESPÉRER QUI EST DIFFICILE. 

Pour respecter le temps imparti, cette partie laissera la parole presque entièrement à la poésie de Péguy. 

Écoutons simplement en exergue ce dit de ce texte le préfacier Jean Bastaire : 

« Péguy s’y est engagé en pleine détresse parmi un champ de ruines. Hormis ses enfants, plus n’était sauf de ce qui avait donné un sens à sa vie. La trahison du Dreyfusisme, et l’avilissement du socialisme avaient sapé sa foi révolutionnaire. [10] »

« À l’anémie de l’être, quand on n’a plus envie que de se coucher et mourir, Péguy oppose une cure radicale. Il ne fait pas au moyen de raisonnements, encore moins d’admonestation ou de consignes. Il a horreur de la morale et se moque de la psychologie. Sa thérapeutique est spirituelle. Elle a pour instrument le poème. [11]

Au nom de quoi, Péguy cède la parole à Dieu 

Dans le regard et dans la voix des enfants

Car les enfants sont plus mes créatures 

            Que les hommes 

Ils n’ont pas encore été défaits par la vie 

            De la terre. 

Et entre tous ils sont mes serviteurs. 

            Avant tous. 

Et la voix des enfants est plus pure que la voix du vent 

            dans le calme de la vallée.

            Dans la vallée récoite. 

Et le regard des enfants est plus pur que le bleu du ciel

            que le laiteux du ciel, et qu’un rayon d’étoile dans 

            la calme nuit. 

Or, j’éclate tellement dans ma création. 

Sur la face des montagnes et sur la face de la plaine. 

Dans le pain et dans le vin et dans l’homme qui laboure

            et dans l’homme qui sème et dans les moissons et dans 

            la vendange. 

Dans la lumière et dans les ténèbres. 

Et dans le coeur de l’homme qui est ce qu’il y a de plus 

            profond le monde

Créé. 

Si profond qu’il est impénétrable à tout regard 

Excepté à mon regard. 

Dans la tempête qui fait bondir les vagues et dans la

            tempête qui fait bondir les feuilles.

Des arbres dans la forêt. 

Et au contraire dans le calme d’un beau soir. 

Dans les sables de la terre et dans la pierre du foyer et dans 

            la pierre de l’autel. 

Dans la prière et les sacrements. 

Dans la maison des hommes et dans l’église qui est ma 

maison sur la terre 

(…) 

J’éclate tellement dans toute ma création

Dans l’infime, dans ma créature infime, dans ma servante infime, 

Dans la fourmi infime[12]

Ce texte qui vient conclure notre propos concentre les principales  données de l’oeuvre poétique de Charles Péguy. Cette volonté de dépasser le malheur par une démarche de vie. Et, chez lui ce dépassement se fait par la poésie. Qu’est-ce à dire ? Nous l’avons bien perçu la poésie et avant tout chez rythme. Comme l’affirmait Roland Barthes le rythme est au commencement. Il scande à la fois la présence et la disparition de l’objet du désir. 

C’est par le rythme lancinant, par ses répétitions que le poète s’approprie ce monde qui tend à se dérober vers le néant. 

Ainsi se met en place une communion, avec la création et donc avec le créateur. 

Communion accomplie par la langue, la relation physique avec le monde et le mots. 

L’homme dès lors peut espérer dans un monde qui le porte et le dépasse, il peut, comme Jeanne, espérer sans motif, sans but, hors d’elle-même, sans savoir comment. 

Et lorsqu’elle fut remplie d’espérance alors elle fut pénétrée des moyens de réaliser cette espérance. [13]

Le 19 novembre 2023. 

Vence. 


[1] Jean Bastaire. Péguy tel qu’on l’ignore. Editions Gallimard. Collection « Folio-Essais » (N° 282) 

Quatrième de couverture. 

[2] Id. Ibid. 

[3]Le Petit Journal, daté du 22 juin 1913

[4] Jean Bastaire. Péguy l’insurgé. Collection Traces/Payot. Paris. 1975. Page 147

[5] Charles Péguy. Le porche du mystère de la deuxième vertu. Collection Poésie/Gallimard. Paris 1986. P. 31

[6] Charles Péguy. Oeuvres poétiques et dramatiques. Éditions Gallimard. « La Pléiade » Paris.Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc 2014. P. 403

[7]Id. Ibid. P. 404

[8] Id. Ibid. P. 418

[9] Id. Ibid. P. 428 

[10] Charles Péguy. Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Opus cité. Préface de Jean Bastaire. P. 7 

[11] Id. Ibid. P. 7

[12] Id. Ibid. pp. 18-19

[13] Charles Péguy. In l’Action Française, juin 1910. Entretien avec G.Valois. 

– En ligne de mire, le Festival de poésie de la foi de Cannes, « Palmes et psaumes », par Yves Ughes

Quand on dit « tout naturellement », c’est dire vite car dans les faits notre action dans le monde relève – selon moi – de deux mystères qui nous placent au coeur de notre condition. 

            D’une part, nous parlons. Nous écrivons. Ce qui, si l’on se dégage de l’habitude, souligne avec force l’originalité de l’être humaine, cet animal parlant. Que faire avec le langage, quel rôle peut-il jouer dans notre vie de Chrétien, individuellement et collectivement. 

            Que dire d’autre part de la foi qui nous porte et de la grâce qui nous est donnée, comment percevoir l’Amour de Dieu, s’ouvrir à Lui ? Blaise Pascal le disait déjà en son temps : « Il y a loin de la connaissance de  Dieu à l’aimer »[2]

Pour avancer dans le monde, nous avons besoin de creuser ces deux mystères, sachant que ces domaines sont infinis. Le culte, les études bibliques et les actions de notre Église sont des moments privilégiés pour tenter de mieux dire et de mieux « comprendre ».

Le Festival « Poésie de la Foi » est une autre forme de ces moments clés. Personnellement j’ai vécu les quatre sessions auxquelles j’ai participé comme d’intenses rencontres qui mettent en oeuvre trois données fortes : l’approfondissement, l’élargissement et une synergie chaleureuse. 

            Le Festival présente toujours un programme dense. Chaque intervenant se doit donc de respecter le temps qui lui est attribué. C’est une contrainte féconde car elle nous demande pour paraphraser Pascal – encore lui – de prendre le temps de faire court. 

Toutes les interventions sont ainsi l’occasion donnée de creuser un sujet de prédilection: l’éventail se déploie amplement et d’une façon variée. Le lien commun étant un recours permanent aux textes, à leur interprétation, à leur mode de création, aux parcours qu’ils dessinent. 

Durant la journées l’occasion nous est donnée de creuser, d’approfondir ce qui nous anime. Il ne s’agit pas de mettre d’une façon mondaine des mots sur des mots, mais d’aller toujours plus avant dans le domaine de cette création artistique qui fait écho à la Création, domaines infinis s’il en est.

            Cette approche de la Poésie de la Foi s’inscrit pleinement dans notre culture protestante, de même qu’elle a la volonté d’inscrire une dimension protestante dans la culture. Loin d’être une rencontre repliée sur un passé embaumé, ces moments d’échange participent d’un élargissement de notre horizon culturel et cultuel. Lire des auteurs du xvie siècle par exemple nous projette dans un temps où la foi et la poésie s’interpénétraient tout naturellement. Découvrir le parcours d’un poète contemporain nous permet de mieux comprendre comment la poésie crée les conditions d’une perception de la foi, en nos profondeurs, et travaille à son émergence. Et, comme il n’est pas de chemin tout tracé ni obligé, nous découvrons la diversité des voies poétiques qui croisent les chemins de la foi : des textes ramassés à d’autres plus lyriques, des haïkus aux cheminements personnels, tout se déploie pour élargir notre appréhension de deux mystères évoqués ci-dessus. 

            Il nous faut enfin souligner avec force que ces jours d’étude ne cultivent en rien l’austérité ni le grave savoir. La diversité des intervenants, mais également des supports crée une programmation festive. Des groupements de textes sont ainsi lus à plusieurs voix, sur Jonas, sur la Création. Avec des incursions dans la littérature contemporaine (Jean Alexandre[3], De Dadelsen) et un détour par un extrait de pièce de théâtre (Allo Bybol![4]).  Un autre volet particulièrement convivial se présente sous la forme d’un atelier d’écriture, à partir de textes déclencheurs tirés des Évangiles. Ces ateliers permettent de découvrir, en toute simplicité et pleine confiance, ce qu’est la poésie. Et ils mettent à la disposition des participants les outils pour se réapproprier cette pratique de la langue. L’art musical occupe également une place importante ; le piano et le violon interviennent avec virtuosité non pas comme une simple ponctuation mais comme des instants des plages d’émerveillement. 

Tout ceci n’est possible que si une équipe se constitue au gré des années et des rencontres. Un noyau s’est ainsi créé autour des Éditions Jas Sauvages, les échanges vont en se multipliant et les retrouvailles sont toujours chaleureuses. 

Quand le rideau tombe ; nous avons conscience d’avoir vécu des échanges qui vont nous habiter dans les mois qui viennent. Une façon comme une autre de prendre date, et de commencer à travailler pour la prochaine mise en œuvre 

Tant il est vrai, comme l’affirme Christian Bobin, que « ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit. C’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour [5] ». 


Illustrations: Jacqueline Assaël

[1] Albert Camus, Discours de Suède. 

[2] Blaise Pascal, Pensées.

[3] Jonas ou l’oiseau de malheur

[4] Jacqueline Assaël, Annie Coudène, Allo BybolÉditions Jas Sauvages.

 [5] La part manquante.

– Lecture impressioniste de Nouaison, par Alain Piolot

Premier poème du recueil Nouaison :

Alain Piolot :

Et Nouaison ? Dans votre avant-propos, vous écrivez, « Nouaison apporte la suite d’un recueil précédent, intitulé Frère de silence, qui n’avait pas encore trouvé sa vraie fin. » Pour vous, c’est fait, avec Nouaison.

J’ai relu la fin de Frère de silence :

et les deux superbes dernières lignes : 

Douleur, donc grâce ?

Dans Nouaison, ah ! les jonquilles ! Quel contraste avec la fin du recueil précédent :

Vous êtes chez vous.

« Les brumes du Mézenc », « les infimes saxifrages »… hymne à la Nature et donc, pour vous, à Dieu. Terre, terroir, éternité… présence divine.

Et cette légèreté : « Elle montait en osmose », « les orgues basaltiques ». Et à la Croix-de-Peccata : « libertés acquises et quiétudes apaisées ». Oui, Frère de silence n’avait pas trouvé sa vraie fin. Mais sans lui, Nouaison n’aurait pas vu le jour…

La lumière, la vie, connaître, reconnaître… Les lieux familiers apportent toujours quelque chose de nouveau.

« Il » n’est plus là. Il ‘est pas loin. Heureux de cette liberté qui est en elle.

L’émotion est là, palpable.

Et à Mazet-Saint-Voy… quel beau voyage : « Légère / Et presque désinvolte », … « les grillons », « la soie des lilas ». Être en paix avec soi-même ?

p. 24 : 

« Il » est là. N’y a-t-il pas de l’affection, de la tendresse, si je peux dire, entre Nouage et Nouaison ?

p. 33 : On revient à une belle simplicité : 

Et là :

Frère de silence n’est pas loin.

Retour à la beauté, retour à Chaudeyrolles et ces fleurs intimes :

On revient à Dieu (pour un apaisement ?).

Et puis Isaac : « Le cœur en ligature » et curieusement des mots anglais : « hold up » et puis « again » pour la vallée de l’Eyrieux. Mais, bon !, ce ne sont pas des anglicismes…

Les jonquilles, encore et toujours. Les saxifrages reviennent, et la proximité de Dieu.

Belle conclusion :

Dénouement du temps.

Et comme vous aimez tant ce paysage qui vous est familier, alors Dieu est proche :

Je suis à ma deuxième feuille. Nouaison. 

L’Essai dans un prochain courrier de novembre…

Dernier poème du recueil Nouaison :

– « Retenir encore un peu de la beauté », par Gérard Scripiec

Photographie: Jacqueline Assaël

Jacqueline Assaël : Je suis contente que dans votre réponse précédente vous ayez mis l’accent sur l’association que vous faites souvent entre la beauté et la poésie. Lors de la rencontre au cours de laquelle vous aviez été invité à présenter votre œuvre, en avril dernier, à la médiathèque de Sainte-Foy-La-Grande, vous déclariez modestement vouloir offrir quelque chose de « joli » à travers vos poèmes. Je pense que les deux notions : le beau et le joli peuvent effectivement être mises en relation avec votre processus d’écriture. Le joli, parce que vos textes intègrent des images de charmants petits éléments du réel, fleurs, animaux, etc. Mais ce procédé n’a rien de mièvre car l’ampleur du souffle poétique dans lequel vous saisissez et portez ces évocations vous fait atteindre la beauté. Cette beauté m’apparaît comme celle d’un vaste et puissant projet pour le monde qui consiste à sauver, au moins par l’attention que le poète leur donne, cet aspect de la création. Chez les artistes, le beau est souvent bizarre, sinon toujours, comme l’affirme Baudelaire. Pour votre part, vous trouvez la beauté dans les formes les plus simples de la nature. Pourriez-vous expliquer davantage comment et pourquoi cette esthétique vous paraît essentielle pour préserver la vraie consistance de la vie et quel espoir vous placez en elle, au moment où le monde semble prêt à piétiner toute forme de beauté ?

Gérard Scripiec : Au Psaume 131 il est écrit: « Mon coeur est sans prétention, mes yeux n’ont pas visé trop haut. » Je pourrai paraphraser le psaume et dire: ma poésie est sans prétention elle ne vise pas trop haut. Elle veut juste porter en elle une parole qui soit belle au cœur de ces discours qui sont violents de multiples violences. Recueillir encore la beauté (« retenir un peu de la beauté »). Bien sûr il s’agit de celle de la nature autour de nous, maltraitée, fragile. Et regardant la nature, non pas faire discours mais faire poésie pour dire les mots des fleurs et des oiseaux. Mais ce qui est en jeu aussi dans le monde où je vis c’est la vie des plus fragiles, c’est l’injustice qui frappe les plus faibles, c’est l’homme blessé au bord du chemin. Toujours mon poème va vers elles, vers eux. Les paroles violentes, orgueilleuses du monde sont sans pitié pour les plus petits, notamment pour les enfants. Le monde qu’elles portent n’est pas pour eux.  Voilà tout cela n’est pas « joli »; ou alors si en lisant nous le pensons, que ce « joli », qui est risible, soit pour nous le précieux qui nous fait vivre encore. Ou on le reçoit, ou on referme le livre doucement. Reste le « souffle poétique » ce désir plus fort que soi d’écrire. Ce désir plus fort que soi de transmettre l’émotion que nous ressentons. Ce désir plus fort que soi de trouver les mots et de les ajuster, de les mettre en valeur. Reste le « souffle poétique » qui nous invite à rechercher humblement la présence de Dieu lorsqu’il fait signe dans la prière, dans le silence, sur les visages courageux et simples. Reste le « souffle poétique » comme un appel à aller de l’avant pour comprendre un peu plus encore et recevoir un peu plus encore  le Christ.

Parole qui nous fait vivre. J’avais en moi, cette parole enfouie, elle revient aujourd’hui. Voilà c’est tout, et c’est tout simple.

– « Écrire, oser écrire ! L’écriture est une joie », par Gérard Scripiec

Gérard Scripiec, auteur de Il existe une faim, recueil de poèmes paru aux Éditions Jas sauvages en 2022 nous confié une nouvelle série de textes à propos desquels nous avons engagé un nouveau dialogue. Après un premier article mis en ligne le 16 octobre 2023 sous le titre: « Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté… », vous trouverez ci-dessous la suite de cet entretien et un autre de ses poèmes.

Écrire, oser écrire !

L’écriture est une joie.

« Un brouillard d’étamines » (Photographie: Jacqueline Assaël)

Jacqueline Assaël: Dans un article précédent, vous écrivez : « Le poète recherche et apprend une parole humble. » Toutes vos références sont alors directement chrétiennes, – ce qui n’étonnera pas de la part d’un pasteur –, que ce soit à la personne de Jésus-Christ ou aux Écritures, spécialement les épîtres de Paul. Cependant, dans vos textes, les représentations sont autres, – ce qui n’étonnera pas de la part d’un poète. Yves Ughes a l’habitude de dire que, dans ce cas, la pratique ne consiste pas à « illustrer » une doctrine avec des mots traditionnels trop connus, mais à inventer son propre langage, pour exprimer ses expériences personnelles. En l’occurrence, la recherche et l’apprentissage que vous évoquez se situent dans la poursuite d’une silhouette féminine qui se dérobe et s’évanouit à la vue. Nous avons évoqué ensemble l’identité de ce personnage furtif, dans l’entretien qui suit votre recueil Il existe une faim : pour vous il représente la Poésie, si l’on peut résumer le propos en un mot. À travers vos nouveaux textes comme à travers les précédents, l’évanescence de cette figure semble engager le poète sur une voie sans repère. Votre « chanson devancière » ne ressemble guère à la Muse qui dans la tradition littéraire assiste les poètes d’une présence qu’ils ressentent comme distincte. Pour vous, dans la création littéraire, il s’agit de répondre à un « appel où nul n’invite » (p. 1) et la silhouette que vous percevez « brode l’obscur devant [vos] pas » (p. 5). Une image revient aussi, entre les poèmes de votre recueil et ces nouveaux poèmes, celle de la boussole inutile : « Aucun chemin aucune trace / Aiguilles bloquées aux boussoles » (Il existe une faim, poème 1) et dans la nouvelle série : « Rien non plus aux boussoles pour ouvrir notre route » (poème 13). Ces expressions résonnent comme par contraste avec le langage chrétien selon lequel le Christ invite à sa table, répand la lumière et se présente comme le chemin. Dans ces conditions, comment la foi et l’expérience poétiques se concilient-elles ? Est-ce que pour vous elles s’adressent à des facultés humaines de connaissance qui sont différentes ? L’enseignement du Christ est un Logos, une Parole qui peut être saisie par tout l’être, mais aussi être comprise rationnellement. La magnifique prière que vous adressez à cette entité féminine furtive concerne plutôt un éveil des sensations : « Parle nos vies / Rythme-nous comme bat le pouls au poignet. » Est-ce là la seule différence essentielle, selon vous, cet écart entre l’intellect et la sensation ou en définiriez-vous d’autres ? La sensation permet-elle d’atteindre une dimension transcendante ? Et en quel sens l’expérience poétique, si elle est sans repères autre que les impressions reçues d’une contemplation de la nature et de la beauté, peut-elle être envisagée et formalisée comme un apprentissage en tant que tel ? 

Gérard Scripiec: Yves Ughes a raison « la pratique ne consiste pas à illustrer une doctrine avec des mots traditionnels trop connus, mais à inventer son propre langage pour exprimer ses expériences personnelles. »  

Bien sûr les mots de la Bible sont là en transparence, j’en suis trop nourri pour ne pas les voir affleurer ici où là dans ce que je porte. « La chanson devancière » s’inspire de « il vous précède », le poème sur « l’ombre » est quête de « il est ton ombre à ta main droite », je cite ailleurs texto ces paroles qui sont pour moi fondatrices « j’entends une voix qui m’est inconnue », je cite presque mot pour mot « il ne brisera pas le roseau cassé, il n’éteindra pas la mèche qui brûle encore », il y a un poème sur l’histoire de Noé… Et c’est vrai, je tente un langage qui ne soit pas reproduction du langage biblique, ou d’un langage théologique, une répétition des mots de la Bible, de la dogmatique biblique « illustrer une doctrine avec des mots convenus » et même un autre langage que celui de la prédication. Je prends des risques pour oser une parole qui est ma parole, enfin j’espère… Et d’ailleurs je n’en revendique aucune autorité.

Je n’aime pas trop les mots « expériences personnelles », mais je les accueille quand même. Si expériences personnelles veulent dire un poète face à la beauté, mais aussi face à la douleur de la vie, face à l’engagement au quotidien : Tous les langages sont possibles pour exprimer cela, pourquoi pas le langage poétique.

Rien ne le légitime, il est trop subjectif diront les uns, les poètes sont des rêveurs diront les autres, rien de normatif, on ira chercher des interprétations « psychanalytiques » souvent improbables… Et c’est vrai, on est toujours prudent face à ce qui est subjectif, on suspecte ce qui est de l’ordre de l’émotion. Mais la poésie n’a aucune prétention, aucun pouvoir.

La poésie serait alors de l’ordre de la prière, prière pour dire « merci », prière pour dire « je te cherche », prière comme une intercession portant l’ami et le monde, prière comme une révolte aussi, comme un cri. Le poète est un intercesseur. Il porte (avec d’autres) « le chant du monde », comme le dit Giono

Alors on écrit avec les mots qui nous ont accompagnés et qui viennent de nos mémoires d’enfants souvent, ou de nos lectures, ou de nos rencontres. Des mots qui tentent de dire ce que nous ressentons, ce que nous voyons, ce que nous pensons. La beauté de la nature, la peine de l’ami, un regard sur le monde où l’on vit.

Un ami poète me parle de « carrières de mots » où il va puiser pour écrire, moi j’ai employé « brouillard d’étamines » pour avoir à l’esprit l’image des fleurs que l’on disperse, pour avoir à l’esprit les multiples mots offerts au souffle, j’ose employer comme René Char le mot étincelles qui dit bien cette incandescence alors que le fer du poème est frappé sur l’enclume, envolée de mots étincelles. Alors avec sa sensibilité, son regard, sa perméabilité, sa perception de la beauté, son écoute de la souffrance, sa révolte légitime, sa vocation d’intercession… là même où nous ne pouvons mettre des mots… écrire, oser écrire ! L’écriture est une joie.

Je dois le dire : il me semblait urgent avec mes pauvres mots de retenir encore un peu de la beauté dans ce temps où rien n’est acquis de durée, ni écologique ni humaine. Il me semblait urgent de dire aussi que les langages d’aujourd’hui, les langages de tous les jours, fabriquent un monde dur, impitoyable, sans issue, et ce n’était pas être imprécateur que de le dire et je voulais encore retenir cette terre possible de la vie. J’ai toujours pensé que les mots, la parole créaient le monde alors je crois (naïvement) que je peux encore retenir l’essentiel et mettre un peu de sa lumière dans l’obscurité et pourquoi pas redonner le monde fraternel que je porte.

J’aime ce qui ne s’impose pas, ce qui n’emprisonne pas de certitudes, de pouvoir, de savoir, d’orgueils… la poésie laisse libre l’auditrice, l’auditeur. Et c’est peut-être ce champ ouvert de compréhensions qui est la quête du poète, ce champ ouvert de liberté. Les Haïkus portent cela qui en peu de mots ouvrent à la joie. 

Je cherche cette présence de Dieu, je la cherche dans la nuit, dans le silence, dans ce qui nous frôle, au cœur de l’ombre, sur la buée… Ne cherchez plus le féminin qui vous tourmente tant, il est là : la Présence. Et je la cherche dans ce qui n’est pas défini, dans ce qui est éphémère, dans ce qui ne se laisse pas nommer, voix inconnue dit le psaume, manne qui s’épuise au soir, nuée précédant au désert, feu qui ne consume pas, murmure ténu devant la grotte d’Élie… Poésie, prière, présence, parole…, mots féminins s’il en faut encore… Et par-dessus tout, je la cherche en Christ qui n’a rien écrit, sauf sur le sable d’une place. 

De la même manière qu’il n’y a pas de différence pour moi entre Pasteur et Poète, il n’y en a pas entre rationnel et expérience, intellect et sensation. Le cœur biblique n’est pas « un cœur partagé », l’anthropologie biblique unifie l’humain là où la grecque peut sans doute la diviser entre corps et âme, entre esprit et corps, entre mortel et immortel. Dans le Temple de Saint-Agrève lorsque nous étions enfants, nous baissions la tête lorsque le Pasteur disait « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même »… Tout en nous était concerné par cet amour à vivre et à vouloir « que tout en moi bénisse le Seigneur ». L’Épitre de Jacques unit Poète et Parole en disant « mettez en pratique la parole » Γίνεσθε δὲ ποιηταὶ λόγου, littéralement cela peut se traduire par « soyez poètes de la parole », fabriquant de la parole, -et, je le dis avec respect-, faites la parole, artisans d’Évangile! Le travail exégétique n’est pas seulement celui du texte de la Bible, mais aussi celui de la vie rencontrée. Tenter de comprendre les articulations des gestes et des mots, des regards et des actions…, non comme un psychanalyste (sans en chercher d’emblée les impitoyables et improbables mécanismes) mais au contraire pour en révéler l’espérance, pour en souligner le possible, pour y discerner et recevoir l’Évangile promis, pour mettre en actes ce qui nous fait vivre. Le poète est un témoin.

Gérard Scripiec

– « Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté… », par Gérard Scripiec

Gérard Scripiec, auteur de Il existe une faim, recueil de poèmes paru aux Éditions Jas sauvages en 2022 nous confié une nouvelle série de textes à propos desquels nous avons engagé un nouveau dialogue. Vous trouverez ci-dessous deux de ses poèmes et le début de ce nouvel entretien.

Jacqueline Assaël : « Gérard Scripiec, un mot revient souvent dans vos textes, comme une condamnation rédhibitoire du monde des humains : il s’agit de la notion d’orgueil. Souvent vous semblez imputer ce défaut profond à des catégories d’êtres qui, à vos yeux, interdisent l’éclosion d’une vérité de la vie. Ce type de propos vous fait apparaître comme une espèce d’imprécateur. C’est le mot que j’avais employé lors du dernier Festival de Marseille, en présentant un aspect de la tonalité de vos poèmes (« Joug de mots et de mondes orgueilleux » ; «  Nous nous éloignerons des rades orgueilleuses » ; «J’opposerai alors aux tempêtes d’orgueils » ). On se demande d’où vient la position privilégiée du poète qui lui permet de s’extraire de cette mauvaise compagnie. Mais dans certains cas, vous endossez aussi le reproche: («  mes soleils orgueilleux » ; «   nos orgueils fous » ). Faut-il entendre dans votre poésie les termes d’orgueil et de « monde», exactement dans le même sens que dans la théologie chrétienne où l’inclination mondaine et le péché sont universels? Si le poète peut s’évader à certains moments de cette condition, d’où vient cette liberté qui lui appartient en tant que tel, en tant que dépositaire des mots ? Subsidiairement, la sensibilité humble qui s’oppose aux orgueils que vous fustigez se développe essentiellement au contact de la nature et d’une forme de ruralité. On reconnaît dans ces textes vos paysages de prédilection, même si, à la différence des poèmes de Il existe une faim, vous n’introduisez pas d’indications géographiques précises. Est-ce que, pour vous, le cadre urbain représente une tentative de prendre une possession géométrique du terrain, où l’on perd le sens du vrai ? Je pense à la réflexion de Jacques Ellul qui reconnaissait la ville comme le lieu de la fraternité humaine agréé ultimement par Dieu à travers l’image de la Jérusalem céleste.»

Gérard Scripiec : « En fait, je ne savais comment qualifier le monde autour de moi, par monde j’entends le monde réel, le récit de ce monde d’aujourd’hui, ce que j’ai devant les yeux, les paroles entendues, les enjeux pressants, les défis impossibles. Mais je vois aussi les visages: ceux des femmes humiliées, des enfants qui ne comptent guère, des hommes hautains, violents, des peuples déplacés, bref une humanité qui pèse peu sur le plateau de la balance, l’autre plateau lourd d’argent, de pouvoir, de cynisme, d’armes, de destructions… alors voyant cela j’ai appelé ce monde le monde orgueilleux, c’est le monde qui est le mien et dans lequel je vis, j’en fait partie. Peut-être y a t’il un meilleur qualificatif?

Michel Bouttier dans son livre « Mots de Passe » parle de l’orgueil (kaukéma en grec:  la vanterie) dans le champ des Écritures et singulièrement dans les lettres de l’Apôtre Paul. Il parle d’un orgueil légitime, d’une fierté légitime et ils les situent en Christ, Michel Bouttier les rapproche alors du  » croire » de la confiance, de la foi…mais il souligne aussi un orgueil qui pousse les hommes a vouloir leur salut hors du Christ et alors il le définit comme un « s’en croire » : je peux faire mon salut tout seul, je « m’en crois » capable, je ne crois qu’en moi, en mes capacités, en ma grandeur, en mes forces, mon intelligence supérieure, ma religion supérieure, ma capacité militaire, mon argent, ma cotation en bourse, ma vision du monde, où l’autre est une quantité négligeable  » moi d’abord »! alors je regarde les autres en les humiliant, en les abaissant, en les écrasant, en les blessant à tout jamais dans leur dignité … Croire ou s’en croire! Paul va jusqu’à dire  » Je mettrai mon orgueil dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ » . Michel Bouttier ajoute  » La dignité de l’homme, la certitude d’être, reposent sur le renoncement aux aspirations de grandeur, le désistement intime face aux pouvoirs »

Voilà pourquoi dans ma poésie j’ai qualifié ce monde « orgueil » et j’ai parlé de  » rades orgueilleuses » de  » tempêtes d’orgueils »… et je me suis mis dans le lot des orgueilleux avec  » mes soleils orgueilleux », mes pauvres lumières… Le poète recherche et apprend une parole humble. Je parle d’humilité et en fait je ne sais comment mieux la qualifier : il faut que le poète laisse de  côté son orgueil (ses prétentions, son « s’en croire », sa fierté, ses présupposés de vérités acquises) pour recevoir cette parole, ce souffle, ce murmure insaisissables, cette présence… Peut-être entend-il résonner cette parole de Paul parlant de Jésus le Christ  » il n’a pas considéré être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé »…Peut-être qu’il faut se dépouiller de tout pouvoir ( » être l’égal de Dieu ») pour se repeupler de notre humanité servante de la vie. Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté…

De la même manière que je ne savais comment qualifier le monde autour de moi sinon par l’orgueil, je ne savais comment ouvrir une terre nouvelle sinon en revenant à la nature encore, à l’enfance ( le village, le rural…) et en définissant la ville comme lieu de la confusion (Babel) (j’emploie souvent le mot  » néon » pour montrer l’artificiel des lumières de la ville, l’artificiel des discours de la villes, j’emploie  » écran » pour dire les langages obligés des écrans d’ordinateurs, de télés, tout ce qui pèse sur nous et nous formate). Ceci dit j’aime la ville bien sûr…mais puisque vous citez Jacques Ellul je reprends à mon compte sa critique d’une société technicienne qui déshumanise. J’aime dans la Bible ces lieux  » à l’écart » où Jésus va prier seul, cet écart où se révèle la plénitude d’une rencontre,  Jésus  « ayant pris à part » touche les plaies des souffrances et des exclusions de celles et ceux qu’il croise sur son chemin ;  j’aime le plein midi de la Samaritaine vers le puit de Jacob , j’aime le désert où « il se retire », j’aime ce haut de montagne où il dit les béatitudes, j’aime ce jardin de Gethsémané où la nuit arrive, et cet   » en dehors des murs » où il meurt. 

En fait, je cherche en moi ces lieux, cet écart de monde, ce silence de la prière, cette beauté d’une parole perçue, cette « présence pure » comme l’appelle Simone Weil (est-ce orgueilleux?)… Je cherche encore ce qu’il y a de possible, ce qu’il y a de beauté, ce qu’il y a encore d’humain dans ce qui m’entoure, dans mon humble lecture de l’état du monde, dans cet avenir à vouloir. »

Brouillard sur une ferme du mont Mézenc. Photographie: Jacqueline Assaël