– Charles Péguy, une œuvre inclassable. Conférence de Yves Ughes

Nous l’avons éprouvé lors de nos précédentes séances, notre travail consiste à conduire vers la poésie en détruisant les clichés et les obstacles qui nous séparent d’elle. 

Ce sera ce soir plus vrai que jamais. 

En effet la vie et l’oeuvre de Charles Péguy demande une disponibilité intellectuelle à laquelle nous ne sommes plus habitués en ces temps numériques et de réseaux sociaux invitant au manichéisme et à l’invective facile. 

La vie de Charles Péguy est effectivement émaillée de prises de position complexes et pour tout dire déroutantes. Il se trouve toujours là où on ne l’attend pas, et quand on le saisit sur une route, il semble la prendre à l’envers. 

Portrait de Charles Péguy par Jean-Pierre Laurens

Le voici Républicain, c’est une catégorie, mais il investit la République d’une notion troublante : La révolution sociale sera morale ou ne sera pas » [1](1901). D’autres pensent au contraire que la révolution n’a rien à voir avec la morale et que « la fin justifie les moyens ». 

Le voici catholique, c’est une catégorie rassurante mais Péguy ne peut rester en place et le voici affirmant : L’Eglise ne s’en tirera pas à moins d’une révolution sociale ».[2] Quand on voit les difficultés qu’a le Pape François à faire évoluer l’Église, on se dit que la modernité de Péguy a encore de beaux jours à vivre. 

Cet auteur qui se plaît dans l’oxymore  renverse donc toutes les barrières et se plaît à mêler les contraires. Il est tout à la fois socialiste et anarchiste, catholique et libertaire. 

De nos jours, ces types de liaison sont dangereuses. La nuance et l’intelligence dérangent. Nombreux sont donc ceux qui, en aparté, se plaisent à réduire, à caricaturer. Fleurissent ainsi les termes les plus simplistes. Péguy serait ainsi un « fanatique de Jeanne d’Arc », un catholique conservateur. Et le tout pourrait être résumé dans un mot couperet : cet auteur est indéniablement, irréversiblement, incurablement réactionnaire. 

Pour lutter contre ces images figées, il nous faut faire un effort d’authenticité et d’honnêteté intellectuelle. 

Et donc reconnaître dans un premier temps que Charles Péguy a fourni nombre de bâtons pour qu’on le batte. 

Dans Le Petit Journal daté du 22 juin 1913, il écrit ces mots : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos. [3] ». Quand on sait que le 31 juillet 1914, au café du Croissant « ils ont tué Jaurès » il faut bien reconnaître que cette invitation de Péguy fut pour le moins malheureuse. 

Circonstance aggravante, Péguy revalorise des mots qui, sous le poids de l’Histoire, deviennent autant de buissons épineux. 

Il glorifie la famille et pour lui le travail est une valeur cardinale. Par Jeanne d’Arc il trouve un ancrage sur terre, la France, sa patrie. Travail, famille, patrie : le triptyque de Vichy est sans appel il revient, par anachronisme, comme un ricochet assassin dans l’œuvre du poète.

Pour aborder cette œuvre, il nous faut retrouver la valeur première des mots, avant qu’ils aient été souillés par l’Histoire. Il nous faut retrouver les mots dans leur émergence première. C’est un passage obligé pour entrer dans son œuvre poétique. 

La travail est pour Péguy l’expression d’une noblesse, celle de l’ouvrier et de l’artisan. Sa défense ira de pair chez lui avec une attaque en règle de son monde : « c’est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes, que s’est produite cette désaffection générale du travail qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne. [4] ». 

Il en va de même pour la famille qui n’est pas chez lui la structure dépositaire du conformisme, elle s’offre au contraire comme lieu de transmission des valeurs et de la vie. 

« Ce sera son nom et ce ne sera pas son nom, puisque ce sera (devenu) le nom de ses fils. 

Et il en fier dans son cœur et comme il y pense avec tendresse. 

Que lui même ne sera plus lui-même mais ses fils.[5] ». 

On le perçoit donc avec clarté, pour aborder cette œuvre inclassable, il nous faut abandonner toute tentation de classement et accepter la refondation des mots. 

Pour avancer dans notre propos, nous suivrons trois étapes.

  • Nous verrons la traversée faite par Péguy d’une époque qui va de l’affaire Dreyfus à la guerre de 1914. 
  • Nous aborderons ensuite un texte troublant : le mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Paradoxalement, le drame de l’homme moderne s’y joue. 
  • Enfin, avec Le Mystère du Porche de la deuxième vertu, nous verrons que c’est espérer qui est difficile. 
  1. des engagements à la fois clairs et décalés. 

Charles Péguy, dans sa vie comme dans son oeuvre, n’est jamais de tout repos. Et c’est heureux. 

Pour comprendre son oeuvre, il nous faut cerner ses entrées dans le siècle, elles sont éclairantes. 

Dès le début de l’affaire Dreyfus, le poète est dreyfusard. À sa façon. Pour nous tout est simple, placé dans la perspective de l’histoire. Mais n’oublions pas le rôle de l’église et de sa presse, à commencer par La Croix et le Pèlerin, qui ont brillé par leurs caricatures antisémites et d’une grande cruauté envers Zola. On écrit ainsi dans un éditorial consacré au procès de « J’accuse » en citant Zola : Étripez-le ! 

Péguy entre pourtant dans la défense du Capitaine avec des mots de connotations essentiellement chrétiennes : de toutes les passions qui nous poussèrent dans cette ardeur et ce bouillonnement, dans ce gonflement et dans ce tumulte, une vertu était au coeur et c’était la vertu de charité. ». 

Quand il adhère au socialisme, Péguy n’en est pas plus reposant. À l’heure de la lutte des classes qui divise le monde en « bons » et « méchants » il apporte un supplément perturbant. Ce qu’il est convenu d’appeler « le peuple » est mythifié, le peuple est le nouveau messie qui va apporter le bonheur sur terre. Péguy nous met en garde, en inversant une phrase de Beaumarchais : « Il ne faut pas non plus que le peuple veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine de naître peuple.». Et voici jetées bas les mythologie de quatre sous, parce que pré-fabriqués. 

Il sera tout aussi inclassable dans le cadre de l’église : rien ne lui est plus étranger que la morale confortable diffusé par les catéchismes et qui permet d’avoir, comme Tartuffe, de « petits arrangements avec Dieu ». Le voici affirmant : « Gardons-nous d’exercer une autorité de commandement moraliste » ajoutant : «  lorsque la vie surnaturelle reflue, le moralisme triomphe ». 

Péguy est donc sans cesse en engagements et en ruptures, mais un mot unifie toute son existence, il s’agit du mot « exigence ». Nous allons le vérifier par son oeuvre. 

B) LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE D’ARC. 

Le titre n’est pas porteur dirait-on aujourd’hui, il fait référence à un genre théâtral qui s’épanouit au Moyen-Âge, et nous sommes en 1910. Pour mémoire, en ces temps, Georges Claude met au point le tube de Néon, la comète de Haley est photographie et Marie Curie isole le radium. En remontant au Moyen-Âge et en se dirigeant vers Jeanne d’Arc, Péguy fait preuve de passéisme. 

Il suffit de lire la réplique suivante pour se convaincre du contraire. Avec ce texte l’auteur nous place au coeur d’un problème qui demeure dans notre contemporanéité : la permanence du Mal. 

Ô mon Dieu, si on voyait seulement le commencement de votre règne. Si on voyait seulement se lever le soleil de votre règne. Mais rien, jamais rien. Vous nous avez envoyé votre fils, que vous aimiez tant, votre fils est venu, qui a tant souffert, il est mort, et rien, jamais rien (…) Des années ont passé, tant d’années que je n’en sais pas le nombre ; des siècles d’années ont passé ; quatorze siècles de chrétienté, hélas, depuis la naissance et la mort et la prédication. Et rien, rien, jamais rien. Et ce qui règne sur la face de la terre, rien, rien, ce rien que la perdition. Quatorze siècles (furent-ils de chrétienté), quatorze siècles depuis le rachat de nos âmes. Et rien, jamais rien, le règne de la terre n’est que le règne de la perdition, le royaume de la terre n’est que le royaume de la perdition[6]. (…) Comment se fait-il que de bons chrétiens ne fassent pas bonne chrétienté ? [7] ».

Jeanne D’Arc souffre d’acédie. Une maladie qui vient du doute installé dans la vie spirituelle. Il a pour conséquence la dépression, l’ennui, la torpeur et un repli sur soi. 

Ce n’est pas une maladie du passé, elle peut resurgir dans le monde moderne, celui de la démocratie qui place l’homme face à lui-même, à son problème existentiel. Vivre en collectivité, socialement, participer à la vie du pays est un bien précieux. Mais il ne suffit pas pour répondre à la question essentielle de notre présence sur terre et sur le sens qu’il faut lui donner. 

On ne dépasse cette question qu’en la déposant dans le temps durable. On dépasse le drame d’être en l’inscrivant dans une relation de foi charnelle dans le monde, avec la création du monde. 

Et vous vigne, soeur du blé. Grain de la grappe de vigne. Raisin des treilles. Vendanges du vin des vignes. Ceps et grappes des vignobles. Vignobles des côteaux. 

Vin qui fûtes servi sur la table de Notre-Seigneur. Vigne, vin qui fut bu par Notre-Seigneur même, qui un jour entre tous les jours fûtes bu. 

Vigne, vigne sacrée, vin qui fûtes changé en sang de Jésus-Christ, un jour entre les jours et qui tous les jours aux mains du prêtre êtes changé, n’étant plus vous-même, 

mais étant le sang du Christ.[8]

Que l’on soit croyant ou pas importe peu, ce que dit ce texte est notre besoin de fusion avec le monde, et donc de spiritualité. Nous sommes loin de la société de l’argent et de la consommation. Émerge alors dans le Mystère le personnage d’Hauviette qui fournit un contrepoint à l’acédie de Jeanne : 

Prier en se levant parce que la journée commencera, prier en se couchant parce que la journée finit et que la nuit commence, demander avant, remercier après, et toujours de bonne humeur, c’est pour tout ça ensemble, et pour tout ça l’un après l’autre que nous avons été mis sur terre.[9]

Nous pouvons dès lors aborder un autre Mystère : Le Porche du Mystère de la deuxième vertu. 

C) C’EST ESPÉRER QUI EST DIFFICILE. 

Pour respecter le temps imparti, cette partie laissera la parole presque entièrement à la poésie de Péguy. 

Écoutons simplement en exergue ce dit de ce texte le préfacier Jean Bastaire : 

« Péguy s’y est engagé en pleine détresse parmi un champ de ruines. Hormis ses enfants, plus n’était sauf de ce qui avait donné un sens à sa vie. La trahison du Dreyfusisme, et l’avilissement du socialisme avaient sapé sa foi révolutionnaire. [10] »

« À l’anémie de l’être, quand on n’a plus envie que de se coucher et mourir, Péguy oppose une cure radicale. Il ne fait pas au moyen de raisonnements, encore moins d’admonestation ou de consignes. Il a horreur de la morale et se moque de la psychologie. Sa thérapeutique est spirituelle. Elle a pour instrument le poème. [11]

Au nom de quoi, Péguy cède la parole à Dieu 

Dans le regard et dans la voix des enfants

Car les enfants sont plus mes créatures 

            Que les hommes 

Ils n’ont pas encore été défaits par la vie 

            De la terre. 

Et entre tous ils sont mes serviteurs. 

            Avant tous. 

Et la voix des enfants est plus pure que la voix du vent 

            dans le calme de la vallée.

            Dans la vallée récoite. 

Et le regard des enfants est plus pur que le bleu du ciel

            que le laiteux du ciel, et qu’un rayon d’étoile dans 

            la calme nuit. 

Or, j’éclate tellement dans ma création. 

Sur la face des montagnes et sur la face de la plaine. 

Dans le pain et dans le vin et dans l’homme qui laboure

            et dans l’homme qui sème et dans les moissons et dans 

            la vendange. 

Dans la lumière et dans les ténèbres. 

Et dans le coeur de l’homme qui est ce qu’il y a de plus 

            profond le monde

Créé. 

Si profond qu’il est impénétrable à tout regard 

Excepté à mon regard. 

Dans la tempête qui fait bondir les vagues et dans la

            tempête qui fait bondir les feuilles.

Des arbres dans la forêt. 

Et au contraire dans le calme d’un beau soir. 

Dans les sables de la terre et dans la pierre du foyer et dans 

            la pierre de l’autel. 

Dans la prière et les sacrements. 

Dans la maison des hommes et dans l’église qui est ma 

maison sur la terre 

(…) 

J’éclate tellement dans toute ma création

Dans l’infime, dans ma créature infime, dans ma servante infime, 

Dans la fourmi infime[12]

Ce texte qui vient conclure notre propos concentre les principales  données de l’oeuvre poétique de Charles Péguy. Cette volonté de dépasser le malheur par une démarche de vie. Et, chez lui ce dépassement se fait par la poésie. Qu’est-ce à dire ? Nous l’avons bien perçu la poésie et avant tout chez rythme. Comme l’affirmait Roland Barthes le rythme est au commencement. Il scande à la fois la présence et la disparition de l’objet du désir. 

C’est par le rythme lancinant, par ses répétitions que le poète s’approprie ce monde qui tend à se dérober vers le néant. 

Ainsi se met en place une communion, avec la création et donc avec le créateur. 

Communion accomplie par la langue, la relation physique avec le monde et le mots. 

L’homme dès lors peut espérer dans un monde qui le porte et le dépasse, il peut, comme Jeanne, espérer sans motif, sans but, hors d’elle-même, sans savoir comment. 

Et lorsqu’elle fut remplie d’espérance alors elle fut pénétrée des moyens de réaliser cette espérance. [13]

Le 19 novembre 2023. 

Vence. 


[1] Jean Bastaire. Péguy tel qu’on l’ignore. Editions Gallimard. Collection « Folio-Essais » (N° 282) 

Quatrième de couverture. 

[2] Id. Ibid. 

[3]Le Petit Journal, daté du 22 juin 1913

[4] Jean Bastaire. Péguy l’insurgé. Collection Traces/Payot. Paris. 1975. Page 147

[5] Charles Péguy. Le porche du mystère de la deuxième vertu. Collection Poésie/Gallimard. Paris 1986. P. 31

[6] Charles Péguy. Oeuvres poétiques et dramatiques. Éditions Gallimard. « La Pléiade » Paris.Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc 2014. P. 403

[7]Id. Ibid. P. 404

[8] Id. Ibid. P. 418

[9] Id. Ibid. P. 428 

[10] Charles Péguy. Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Opus cité. Préface de Jean Bastaire. P. 7 

[11] Id. Ibid. P. 7

[12] Id. Ibid. pp. 18-19

[13] Charles Péguy. In l’Action Française, juin 1910. Entretien avec G.Valois.