– Le parcours poétique d’Yves Ughes

  1. UNE ROUTE QUI CHERCHE SON SENS

Quand j’ai publié mon premier livre aux éditions de L’Amourier, chez un petit éditeur de l’arrière-pays Niçois, l’aventure était si inattendue et merveilleuse que j’ai pensé qu’il serait le premier et le dernier recueil. 

La vie, les rencontres avec les artistes plasticiens et d’autres éditeurs ont finalement développé le chemin. J’en suis aujourd’hui à 6 recueils publiés. Je présente ce fait non par orgueil personnel ou forfanterie mais pour souligner ce que peut être l’acte d’écrire une fois enclenché. L’écriture met en marche une quête sans fin, qui ne peut s’arrêter en route. 

Me voici donc à un moment précis qui m’autorise une double question : cette suite de recueils obéit-elle à une accumulation en vrac d’instants poétiques ou bien répond-elle à une logique ? Une exigence intérieure ?  Par ricochet se pose une autre problématique : chaque recueil lui-même n’est-il organisé que par le hasard des compositions ou bien présente-t-il une structure signifiante ? 

Ces deux questions m’ont paru d’autant plus légitimes que ce parcours s’est révélé être, chemin faisant, un parcours unissant la poésie et la foi.
Interroger mon propre travail revient à interroger mon propre cheminement dans l’installation de la foi en moi-même. Se pose dès lors une troisième question : quel rôle a joué la poésie dans cette installation ? 

Je réponds d’emblée aux critiques que pourrait soulever cette démarche. On dit fréquemment que les auteurs sont les plus mal placés pour lire leurs textes. Je ne le pense pas ;  ils sont des lecteurs comme les autres, ils offrent une lecture et rien de plus ni de moins.
On pourrait également trouver suspect qu’un auteur se penche de la sorte sur son propre travail et y voir un « tout-à-l’ego » totalement déplacé, une surdimension donnée à sa propre création. 

Nous savons, nous chrétiens, ce qu’est l’orgueil et il n’est pas question ici de prendre cette route pour glorifier artificiellement un travail qui, somme toute, demeure en marge. Mais nous savons aussi que ce travail a une valeur de témoignage. Je me pencherai donc sur ma route à la fois avec humilité et distance critique.


II) FINALEMENT COMMENT NAÎT UN POÈME, COMME PREND FORME UN RECUEIL ? 

Posons-nous pour commencer quelques questions sur ce qu’est un recueil poétique. 

On sait en effet comment s’organise un roman :  il suit d’une façon linéaire le déroulement de l’action,  même si le Nouveau Roman a quelque peu bousculé les structures. De même qu’une pièce de théâtre suit toujours trois étapes : l’action se noue, se déroule, se dénoue, au gré des coups de théâtre. 


Mais qu’est-ce qu’un recueil poétique ? À quelle logique obéit-il ? N’est-il qu’une suite de poèmes accumulés, entassés les uns sur les autres. Un recueil n’est-il qu’un ensemble décousu présentant en vrac des textes venus du hasard ?

Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qu’est la création, notamment la création poétique.

On a longtemps pensé que le poème était conçu avant son expression, qu’il était écrit dans la tête du poète et que l’auteur n’était qu’une sorte d’imprimante exprimant ce que l’inspiration lui dictait. 

Avec le renouveau de la critique littéraire, le texte abandonne ce statut d’expression pour prendre celui de création. Et d’un mot à l’autre, il y a plus qu’une nuance. En fait ce sont deux conceptions du processus littéraire qui s’affrontent. Ecoutons le critique littéraire Gaëton Picon cité par Jean Rousset : 

Le cas de Charles Baudelaire est à cet égard particulièrement révélateur. 

Baudelaire a publié ses poèmes par à-coups, au gré des humeurs et des journaux qui voulaient bien l’accueillir. 

Mais la construction des Fleurs du Mal a demandé une véritable mise en ordre. 


Chaque poème est en effet comme un pas, un pas qui crée le chemin. Un pas qui ne sait pas où il va. Puis, un pas après l’autre, se dessine quelque forme qui apprend au poète quelque chose de lui-même.
Partant de ces découvertes éparses mais révélatrices , le poète construit la structure de son recueil. Il lui donne une forme. La forme qui s’est révélée à lui et qui dit quelque chose de sa propre structure profonde et de sa vie intérieure. 

Ces préliminaires de méthode posés je me suis plu à les appliquer à ma propre aventure poétique et spirituelle.

III) CHEMIN FAISANT 

A) LE LIVRE GERMINATIF : DÉCAPOLE 

Quand j’ai écrit mon premier recueil j’étais tout simplement et benoitement fasciné par les villes, leur passé, leur devenir, le dessin qu’elles traçaient dans le paysage, le sens de ce dessin, ses transformations. Passionné par Baudelaire et les « tableaux parisiens », animé  par son constat lucide : la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des mortels. Ce lien unissant la ville et le coeur des mortels me semblait être un sujet à explorer. J’avais donc dans mon tiroir de réserve 6 ou 7 poèmes relevant de villes diverses : Naples, Nice, Grasse…mais me manquait une logique organisatrice et je me voyais mal présenter à une éventuelle publication un recueil qui aurait pu passer pour un guide touristique. La clé me fut donnée, déjà, par une lecture biblique : Quand Jésus revient du pays de Tyr et de Sidon vers la mer de Galilée en traversant la Décapole (Mr 7:31).
Ce mot « décapole » m’a sur-le-champ happé. Il s’est simultanément imposé comme le titre d’un futur recueil et comme son principe organisateur. Tout a pris place autour de ces dix villes réelles ou imaginées, et par un passage vers l’autre rive. 

Ce titre et cette force fédératrice venait donc du Nouveau Testament. Je n’étais pas encore converti mais fortement attiré par l’univers poétique des Évangiles et par certains signes de la culture religieuse, certains édifices notamment. 

Ce premier livre se présente donc comme un recueil germinatif. Il met en place des appels de la foi mais d’une façon discrète, disparate et dispersé comme autant d’éclairs dans la nuit. Ces éclairs se rapprochent pourtant et le paysage apparaît avec toujours plus de netteté. Sous la plume et par le travail d’écriture le recueil se transforme : ce qui devait être une présentation profane de villes attirantes devint un chemin qui me rapprochait de notre condition humaine et de la foi. Le canevas touristique était progressivement troué par une force spirituelle. Ainsi les clous qui scellent les pavés du centre historique de Grasse renvoient aux clous de la Croix, le temple de Grasse vient prendre sa place dans le poème comme une « nef à la coque inversé ». 

Peu à peu ces villes qui devaient refléter mes plaisirs ponctuent une route qui m’amène à sortir de moi pour céder à une attraction qui s’impose avec une prégnance allant en s’accroissant. Comme en témoigne cet extrait : 

De cette évolution dans la conception du recueil s’impose une Pensée de Blaise Pascal qui va irriguer les recueils qui suivent : « Qu’il y a loin de la connaissance de  Dieu à l’aimer ». 

Une présence s’était imposée dans le travail poétique, mais il faudra encore travailler les mots pour entrer en dialogue avec cette présence, et la foi transmise. Pour aimer cette présence, tant il est vrai que le mot aimer doit ici être réinventé. Il me faudra bien 4 autres recueils pour y parvenir.  

 B)LES LIVRES DE LA TRAVERSÉE.

1. PAR LES RATURES DU CORPS. 

« Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ». Se met souvent en travers du chemin ce qui est censé nous rapprocher de Dieu et du Christ. Fils d’immigré italien je me retrouvais tous les mois de vacances dans un petit village du Piémont. Tout y était représentation de scènes religieuses, les tableaux accrochés aux murs des chambres, les fresques qui se trouvaient sous les porches d’entrée, les oratoires consacrés à la Madone. Une telle richesse me fascinait, car tout enfant j’étais attiré par cette mystérieuse présence du Christ. Mais, en même temps, dans un seul et même mouvement la fascination se doublait d’une paralysie. Tous ces êtres, ces saints figés dans l’extase, les yeux tournés vers un ciel inaccessible pour le vulgum pecus, ces Marie portées par des anges potelés et aériens, tout contribuait à me dire que ce monde ne m’était pas ouvert, même s’il m’appelait. Il m’appelait mais se trouvait définitivement hors de portée. Cette contradiction est longtemps restée en moi. Paralysante, cette inaccessibilité peut donc conduire, paradoxalement à l’abandon et nous amener à dire comme L-F Céline : « je n’avais plus suffisamment de musique en moi pour faire danser la vie. 

 Il a fallu un travail poétique menée en parallèle avec des échanges nourris avec des pasteurs pour arriver sur l’autre rive.

Cette reconquête de l’espoir a pu se faire grâce à deux livres de traversée. 

Par les ratures du corps est certainement mon plus sombre recueil, il se trouve au bord de l’abandon. Il est la traversée de la laideur du monde. 

Puisque les voix du Ciel sont inaccessibles il est si facile de céder à l’horreur du monde pour se complaire en sa culture. Il est si facile de céder au pessimisme tout en pensant que l’issue spirituelle est hors de vue, loin de toute portée. 

La vie s’en trouve alors raturée, comme le corps : il n’avance dans la vie qu’en se gommant ou en se  mutilant. 

L’enveloppe compte donc peu et c’est un pas de plus dans la vie de la foi : le macho et la quasi-clocharde sont ici sauvés par un geste d’amour spontané. Et tout le recueil est traversé par un poème de Dante qui dit l’amour de Béatrice. L’amour surgit ici comme force organisatrice et salvatrice :  comme l’affirme Dante : le jour où tu croiseras le regard de celle qui t’aime tu comprendras le sens de ton chemin 

En poésie les mots nous coûtent trop, ils ne sauraient tricher. Venus du fond de l’imagination, organisé pour l’harmonie dans une structure heureuse ils disent fatalement quelque chose de nous-mêmes, de nos profondeurs. Et nous le découvrons au gré de l’écriture.

Ces pages des Ratures du Corps font émerger un besoin de vie et d’amour qui fait écho à la lecture des premiers versets de Jean, et au commentaire qu’en fait Antoine Nouis : En elle (dans la parole) était la vie.  » Dans le Premier Testament la vie est l’objet d’un commandement fondateur : Tu choisiras la vie (Dt, 30.19). Écouter la Parole, vivre la Parole, habiter la Parole, sont autant de façons de choisir la vie. »  

Mais cet écho entre poème et les versets bibliques -leur commentaire- a précédé ma conscience, le lien n’est apparu évident qu’après la composition du recueil. J’ai la faiblesse de croire que le poème a préparé la rencontre avec les Evangiles. 

Il en va de même avec le livre intitulé Capharnaüm, douze stations avant Judas. Il ne s’agit plus ici de l’horreur du monde ni de sa laideur mais de l’absurdité qui parfois le traverse, notamment quand la mort frappe. Au coeur de la vie, quand elle semble s’apaiser, s’offrir. « Mort, où est ta victoire? » Interroge Paul. De fait la mort se trouve au coeur de nombreuses interrogations, pour nous chrétiens, elles sont intimement liées à la Résurrection. 

2. CAPHARNAÜM, DOUZE STATIONS AVANT JUDAS. 

Quand la mort a frappé dans mon foyer, j’ai ressenti le besoin d’écrire un nouveau livre de traversée, allant de la douleur, de la révolte au retour vers la vie. 

Voici la douleur. 

Pour traverser cette douleur, pour faire en sorte qu’elle ne connaisse pas une victoire totale, j’ai opté pour le personnage de Judas. Avec la liberté que permet la poésie et notre approche de protestant. Judas, dans ce recueil, est un révolté, il n’est que cela. Il rejoint Jésus sur cette base et ne peut accéder à l’amour,  cet amour qui est victoire sur la mort , il ne peut ni le comprendre ni l’éprouver. D’où son désir d’en finir, de tout saccager par la trahison. 

Une telle voie de saccages ne peut conduire qu’à la disparition de soi, à la pendaison. Et la poésie nous permet de traverser cette tentation d’autodestruction.

Avec la liberté qui est la nôtre je me suis permis de faire renaître Judas. Par son personnage j’ai failli perdre l’amour, j’ai failli le voir rongé par la révolte. Par sa résurrection  je le vois revenir apaisé dans notre paysage méditerranéen, véritable merveille de la création. 

      III) LES LIVRES DE L’ACCEPTATION 

    1. UNE TERRE DE BONNE ESPÉRANCE 

L’ensemble de ce recueil pourrait  être résumé par un livre de Christian Bobin intitulé « le Très Bas ». Par opposition au Très Haut, François d’Assise a passé sa vie entière à perpétuer l’œuvre du Très Bas, à hauteur d’homme.  

Et ce monde bouleversant peut être tout simplement le nôtre quand il est habité par l’humanité, la générosité et le partage, tout ce qui nous vient d’une grâce donnée gratuitement. Comme ce portrait  d’une mère ici conçu avec gratitude. 

Porte du Signadour 2

Stabat Mater Dolorosa

Dieu n’est pas, en ce qui me concerne, dans la sublimation et l’extase mystique (mais je sais humblement qu’il existe plusieurs portes pour entrer dans la maison du Père). Le Christ s’est fait homme, ses gestes et ses paroles ont révélé le chemin qui mène au Père dans notre quotidienneté, dans nos faiblesses et la simple épopée  de la vie usuelle qui sont transcendées par l’amour. 

La poésie est ainsi faite que chaque poème en engendre un autre, tout est germinatif en poésie. 

Ce portrait de la mère m’a conduit au prochain recueil :  À défaut de se faire, publié aux éditions Jas Sauvages. 

    2.  À DEFAUT DE SE FAIRE 

Quandon s’est mis à l’écoute des mots qui résonnent en nous, quand on a traversé l’horreur du monde et de la mort pour, finalement, accepter la grâce de vivre on se retrouve de plein pied dans le monde. En accord avec lui et apte à s’ouvrir à sa beauté. Le moment est venu de la réconciliation et de l’apaisement. 

Quand on arrive ainsi à ce stade de la vie, on se retourne et l’on se dit que le chemin a été bien parcouru ; avec ce recueil je me suis dit que j’avais accompli ce qui devait l’être. 

Quand on fait ce constat, on peut s’attribuer tous les mérites ou bien se placer sous le verset de Paul : « qu’as-tu que tu n’aies reçu? ». C’est bien sûr mon option.
Il est donc temps de rendre grâce, tel est le thème majeur qui traverse ce recueil, voici donc une expansion du texte lu précédemment : reprenant le thème de la mère il l’épanouit avec la force et la densité de la gratitude. 

III) CONCLUSION : 

Nous voici parvenus au terme de notre cheminement, de notre chemin, de notre route. Nous n’avons toujours pas éclairci le mystère qui lie souterrainement ce double mystère de l’écriture et de la foi. Tout au moins, partant de ma modeste expérience, puis-je affirmer que la poésie, parce qu’elle échappe à la tyrannie de la raison et parce qu’elle s’enracine dans les émotions, trace des voies pour l’imprévu et accepte l’inattendu.  Elle accueille ainsi des traces qui deviennent des signes quand elles entrent dans une cohérence, une approche du monde. Les traces sporadiques du premier recueil sont devenues signes quand elles se sont inscrites dans la Foi. 

Il est d’ailleurs intéressant de noter que tout se déroule dans un processus d’interaction : si la poésie aide la foi à prendre forme, la foi en retour agit sur la forme de la poésie. Je suis en effet frappé quand je remarque que mon parcours se réduit dans l’espace : de 10 villes j’arrive à un ancrage dans ma ville actuelle : Vence. En revanche le temps se dilate puisque du temps présent je revisite la route de mes parents puis de mes aïeux. 

La foi a ainsi dicté à mes textes une insertion dans un lieu et dans une histoire. De même qu’elle leur a imposé une métamorphose : d’une poésie mosaïque je passe  à un poésie peuplée de personnages et donc plus narrative. 

Ces mutations ponctuent une entrée progressive dans le monde. 

On le voit, loin d’être décorative la poésie est consubstantielle de la vie. Comme l’affirme Yves Bonnefoy : le poème  n’est pas un texte, mais un objet qui ravit la lumière. 

Nous sommes en plein paradoxe : alors que la poésie est un désordre installé dans la langue, par ses rythmes, sa musique et ses images, tout s’agence et prend corps et cohérence. Quand je me retourne ainsi sur le chemin parcouru je me rends compte que je passe d’un espoir fragile, à peine conquis pas à pas, à une Espérance installée en ses terres. 

Pour être bien clair en ce domaine, je préfère laisser la parole à Jacqueline Assaël qui affirme dans son Petit traité du fol espoir : L’espoir, le fol espoir farouche et aventureux, peut précéder la promesse d’accomplissement ou lui être concomitant, et l’accueillir avec surprise ; il est incertain de son bien fondé et de la réalisation de son objet : l’espérance, en revanche, se règle sur la promesse. 

La confiance en la promesse est telle que j’ai pu alors oser être pleinement chrétien et me dire que, pour pleinement me réappropier ce qui m’a marqué dans les Évangiles, je pouvais franchir le pas de la réécriture. J’ai enfin osé m’inscrire dans un courant poétique chrétien et protestant, celui de la paraphrase, ce mot étant pris dans son acception originelle et pratiqué notamment aux XVI et XVII ème siècles. 

Ainsi prend naissance un dernier recueil, un 6ème publié comme un cadeau à distribuer. 

LE LIVRE DE LA COMMUNION POÉTIQUE :

 COMME UNE ENVIE DE CAROUBES.