Première partie : La ligature d’Isaac, selon Søren Kierkegaard et selon Nouaison
par Jacqueline Assaël
La Bible rapporte des expériences de vie, dans la foi, d’êtres humains qui sont ses auteurs connus ou inconnus, Ésaïe, Luc, etc., ainsi que leur entourage. Ces expériences sont intemporelles, puisqu’elles sont de nature spirituelle et que l’Esprit n’est pas affecté par le temps. Les aventures de la foi vécues au cours de nos existence ont donc tout à voir avec tel ou tel épisode biblique qui s’en rapproche, sur le fond, même si les circonstances particulières sont différentes.
Il est difficile de communiquer sur son rapport vécu avec Dieu, c’est pourquoi la Bible ne peut pas être lue superficiellement, à la va-vite, mais demande à être méditée pour que les lecteurs entrent en communion avec les situations évoquées et comprennent ainsi les particularités du récit qui en est fait. La poésie se trouve dans le même cas : elle cherche à faire partager des émotions, des rapports humains, une vision du monde ; tout cela demeure très intuitif, un peu insaisissable, mais elle parvient à établir un pont, une passerelle d’humanité entre l’auteur et les lecteurs, si ces derniers acceptent d’être attentifs et s’ils disposent d’éléments qui éclairent leur compréhension.
C’est dans cette idée que le livre dont il est question dans cet article : Nouaison, recueil de poèmes suivi de Genèse et nouaison, à la manière de Søren Kierkegaard a été composé. La réflexion sur le passage biblique racontant la ligature d’Isaac, dans le livre de la Genèse, a pour vocation, en plus de son intérêt intrinsèque, de suggérer les grandes orientations spirituelles du recueil Nouaison. Voyons comment.
Le silence d’Abraham
Søren Kierkegaard est un philosophe et théologien danois du xixe siècle, qui exprime un luthéranisme exigeant, sombre et tourmenté quand il observe l’humain, mais radieux et enchanté quand il découvre en permanence la présence de Dieu autour de lui, notamment dans la lumière des paysages de forêts et de lacs de son pays. Il est réputé pour avoir une écriture absconse, mais il faut distinguer entre ses traités philosophiques, souvent assez compliqués, et son Journal, qui est très prenant et très accessible. Il médite sur l’épisode de la ligature d’Isaac dans un livre intitulé Crainte et tremblement, reprenant ainsi une expression de Paul pour définir le respect humain, face à Dieu : « Avec crainte et tremblement, travaillez à votre propre salut » (Épître aux Philippiens, 2, 12). Pour lui, la rencontre avec Dieu est plus qu’impressionnante. En atteste l’histoire d’Abraham qui, à un moment de sa vie, comprend qu’il lui faut sacrifier son fils Isaac à Dieu.
Kierkegaard ne lit pas cet épisode biblique comme un discours simplement édifiant ou symbolique. Il cherche à imaginer l’état d’esprit d’un être humain placé dans la situation d’Abraham, pour qui obéir à Dieu implique l’anéantissement de soi-même, de toutes ses fiertés, de tous ses espoirs dans le monde humain. Il représente tout d’abord son personnage comme nécessairement enfermé dans un mutisme profond, car sa conception extrême d’une foi infinie ne saurait entrer en dialogue avec l’instinct maternel de Sarah, par exemple, ou avec l’instinct de vie d’Isaac. Pensant que personne autour de lui ne sera capable de le comprendre, Abraham, le père des croyants, l’ami de Dieu, renonce à parler à des humains auxquels il démontre, coûte que coûte, la profondeur d’une foi totale, folle, monstrueuse selon leurs critères.
Cet Abraham de Søren Kierkegaard pourrait donner un des modèles du personnage masculin mis en scène dans mon recueil précédent : Frère de silence. Là aussi un être se mure dans une solitude intérieure exaspérante, presque désespérante, car il lui est impossible de partager l’intensité des épreuves que la foi elle-même avive en lui.
Le sacrifice d’Isaac
Dans son livre, Kierkegaard imagine plusieurs versions du départ d’Abraham et d’Isaac et plusieurs scènes correspondant à l’instant du sacrifice :
- Et le visage d’Abraham était paternel : doux était son regard et sa voix exhortait. Toutefois, Isaac ne pouvait pas le comprendre ; son âme ne pouvait s’élever à ce point.
- Ils marchèrent en silence. Le regard d’Abraham fixa la terre jusqu’au quatrième jour. Alors, il vit à l’horizon la montagne de Moriah. De nouveau, il baissa le regard. Il prépara l’holocauste en silence et lia Isaac. En silence, il dégaina le couteau. Alors surgit le bouc que Dieu avait prévu. Il le sacrifia et s’en retourna. Depuis ce jour, Abraham devint vieux et ne pouvait oublier ce que l’Éternel avait prétendu de lui.
- C’était une soirée silencieuse. Abraham, sur son âne encore, s’en fut, seul, vers le mont Moriah. Il se jeta face contre terre en demandant à Dieu pardon, pardon d’avoir voulu sacrifier Isaac, pardon d’avoir oublié son devoir de père envers son fils. Plusieurs fois il reprit son chemin solitaire, mais jamais plus il ne retrouva la paix.
- Abraham fit tous les préparatifs du sacrifice dans la paix et la sérénité ; mais lorsqu’il se tourna pour dégainer le couteau, Isaac vit que la main gauche du père se crispait de désespérance et qu’un frisson secouait son corps ; pourtant Abraham tira le couteau.
- Alors ils revinrent à la maison et Sarah courut à leur rencontre. Mais Isaac avait perdu la foi.
(Crainte et tremblement, traduit du danois et présenté par Charles Le Blanc, Paris, éd. Payot &Rivages, collection « Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2000, p. 47, 48, 49, 50)
Comment imaginez-vous vous-même que vous vivriez cette aventure spirituelle d’Abraham ? Kierkegaard se pose quant à lui la question car sa foi l’a placé en situation de croire devoir renoncer à l’être en qui il voyait le plein bonheur de sa vie, pour leur bonheur mutuel et l’accomplissement de leur relation avec Dieu.
Dans Genèse et nouaison, cette question est reprise, avec les données suivantes : Dieu n’agrée pas le sacrifice des enfants ; la situation évoquée par le sacrifice d’Isaac correspond au mouvement de son père de livrer son fils à Dieu, de le livrer à la foi. Kierkegaard omet une hypothèse, dans son catalogue de situations : Isaac est peut-être d’accord pour couper avec les sécurités humaines et pour plonger en Dieu, jusqu’à la mort :
Il faut imaginer Isaac avec un visage solaire, comme celui des jonquilles. Il est silencieux, pour répondre au silence d’Abraham, pour le partager et le conforter. Il s’ajuste et trouve sa place dans cet ordre des « chevaliers de la foi » distingué par Kierkegaard. Comme eux, il va au-delà du sens commun : sur la seule suggestion de son intuition et d’expériences confuses, il se risque en effet inexplicablement à être lié et à livrer son existence à Dieu, seul moyen de vérifier la bienveillance de sa justice et de s’en convaincre ; à cette fin, il autorise le pouvoir et le savoir silencieux de son père à l’entraver, puis à l’abandonner, pour recevoir l’héritage de la foi et la continuité de l’alliance divine.
(Nouaison, Marseille, éd. Jas sauvages, p. 58)
Il faut s’engager loin dans les impressions de la foi pour se débattre avec ces idées d’abandon des liens humains, de risque absolu. Nouaison tente l’expérience, dans cette réflexion à la suite de Kierkegaard, et dans une version poétique de la situation, à suivre, dans le deuxième volet de l’article.
Deuxième partie : Voir surgir des mots comme « nouaison » qui disent le lien spirituel et sa liberté sans attache, qui irradie
Le lien spirituel dans Crainte et tremblement, de Kierkegaard :
La ligature d’Isaac, puis Agnès et le triton
Revenons quelques instants à Kierkegaard. Dans Crainte et tremblement, il illustre à travers deux histoires ce que représente pour lui une situation de lien spirituel. Il le fait successivement en essayant d’imaginer les relations entre le patriarche et son fils, lors de l’épisode de la ligature d’Isaac. Abraham se tait, car tout est indicible, au-delà de la parole au moment où il s’apprête à sacrifier son fils. Mais ce geste l’engage dans la manifestation une foi absolue, impensable qu’il accomplit de telle sorte qu’Isaac lui-même, pensant mourir, est forcément impliqué dans le même mouvement d’abandon à Dieu. Abraham dénoue alors le lien paternel qui l’attache à son fils ; il le confie à Dieu. Il l’abandonne à sa foi propre, d’adulte. Mais simultanément, éclot ainsi, forcément, à travers cette expérience de salut, la foi d’Isaac, non plus en son père, mais en Dieu ; ainsi, puisqu’Abraham est le père de tous les croyants, se réalise pour la première fois la dispersion de la foi à travers toutes les générations à venir. Isaac est délié de l’autorité paternelle d’Abraham, d’évidence lié pour toujours à Dieu, mais encore indissolublement noué à son père par cet instant de partage où leur présence mutuelle était requise pour que la foi glisse vers ce nouveau segment que devient Isaac, sur la corde des générations.
Kierkegaard imagine ainsi le mode d’attachement de deux êtres entre lesquels la foi se diffuse, d’une génération à l’autre. Puis il change de cadre narratif et il se réfère à l’histoire d’Agnès et le triton, poème dramatique d’Andersen, pour transposer la scène d’illumination spirituelle dans le cadre d’une histoire qui se passe entre un être masculin, le triton, et ladite Agnès. Dans le récit de Kierkegaard, la jeune fille s’aventure au bord d’un lac. Le triton, qui a tous les savoirs, tombe amoureux d’elle, il la porte un peu au-delà des berges de l’étang et ils regardent l’horizon. Agnès vit là la commotion de la beauté du monde. Rendu muet par un intense déchirement intérieur, le triton abandonne alors Agnès, renonçant à solliciter d’elle une union qui serait une déchéance, après cette découverte de l’absolu. Une question existentielle torture alors Kierkegaard : Agnès et le triton peuvent-ils alors continuer à vivre dans une espèce de solidarité spirituelle, malgré le départ sans retour et sans explication de ce génie des eaux, à travers qui la présence de Dieu – rien de moins et rien d’autre –, s’est révélée à Agnès ?
Le recueil Nouaison, comme réponse à la recherche spirituelle de Kierkegaard
Le recueil Nouaison met en quelque sorte en scène la suite de cette histoire racontée par Kierkegaard ; la poésie cherche à expérimenter les émotions qui peuvent suivre après la disparition du triton, quand s’élève tout de même son éternelle prière implicite de communion avec celle à qui il a communiqué les fondements d’une spiritualité.
Le mot « Nouaison » est étrange ; il a surgi comme titre et il scande le recueil, pour signifier les impressions subtiles éprouvées par le personnage féminin qui sillonne en l’occurrence la vallée de l’Eyrieux moirée de l’or des genêts et les pentes du mont Mézenc (à la place des paysages du Danemark propres à l’univers de Kierkegaard).
Elle arrivait
De loin
Libre et déliée
Arborant
Son simple appétit de jonquilles
Comme un appeau
– Un peu pipé –
Elle arrivait
Dorée de liberté
*
Aurait-il dit ‘Nouage’
Elle a dit ‘Nouaison’
Son voyage commence dans le bonheur et le calme d’une idée de liberté ; puis se produit une espèce de détachement, quand le souvenir du lointain triton et ses effets s’estompent, presque jusqu’au désenchantement.
L’échappée
Tiède
L’insignifiance d’une clairière
Pulvérisa
L’âcreté de sa tension interne
Comme un non-lieu
« Le temps nous élargit »
Dit-elle
Comme l’espace des souvenirs
Mais le recueillement, face à une abside de pierre ocre cernée d’une odeur de lilas, sécrète cette idée et cette situation de nouaison, c’est-à-dire la condition des jonquilles, lorsqu’elles sont soulevées par le vent et qu’elles libèrent en elles les germes sans substance d’un rayonnement immatériel, autrement dit la diffusion d’une foi qui se répand dans un paysage de printemps :
Parce que l’humaine nouaison
Des jonquilles
Fructifie d’or éteint
D’un cornet
D’un concert de paroles
Audibles
Dans le sas insonore
Et les brouillards du vent
D’une vigueur fanée
Qui se métamorphose