Archives de catégorie : Réflexion poétique

– « Écrire, oser écrire ! L’écriture est une joie », par Gérard Scripiec

Gérard Scripiec, auteur de Il existe une faim, recueil de poèmes paru aux Éditions Jas sauvages en 2022 nous confié une nouvelle série de textes à propos desquels nous avons engagé un nouveau dialogue. Après un premier article mis en ligne le 16 octobre 2023 sous le titre: « Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté… », vous trouverez ci-dessous la suite de cet entretien et un autre de ses poèmes.

Écrire, oser écrire !

L’écriture est une joie.

« Un brouillard d’étamines » (Photographie: Jacqueline Assaël)

Jacqueline Assaël: Dans un article précédent, vous écrivez : « Le poète recherche et apprend une parole humble. » Toutes vos références sont alors directement chrétiennes, – ce qui n’étonnera pas de la part d’un pasteur –, que ce soit à la personne de Jésus-Christ ou aux Écritures, spécialement les épîtres de Paul. Cependant, dans vos textes, les représentations sont autres, – ce qui n’étonnera pas de la part d’un poète. Yves Ughes a l’habitude de dire que, dans ce cas, la pratique ne consiste pas à « illustrer » une doctrine avec des mots traditionnels trop connus, mais à inventer son propre langage, pour exprimer ses expériences personnelles. En l’occurrence, la recherche et l’apprentissage que vous évoquez se situent dans la poursuite d’une silhouette féminine qui se dérobe et s’évanouit à la vue. Nous avons évoqué ensemble l’identité de ce personnage furtif, dans l’entretien qui suit votre recueil Il existe une faim : pour vous il représente la Poésie, si l’on peut résumer le propos en un mot. À travers vos nouveaux textes comme à travers les précédents, l’évanescence de cette figure semble engager le poète sur une voie sans repère. Votre « chanson devancière » ne ressemble guère à la Muse qui dans la tradition littéraire assiste les poètes d’une présence qu’ils ressentent comme distincte. Pour vous, dans la création littéraire, il s’agit de répondre à un « appel où nul n’invite » (p. 1) et la silhouette que vous percevez « brode l’obscur devant [vos] pas » (p. 5). Une image revient aussi, entre les poèmes de votre recueil et ces nouveaux poèmes, celle de la boussole inutile : « Aucun chemin aucune trace / Aiguilles bloquées aux boussoles » (Il existe une faim, poème 1) et dans la nouvelle série : « Rien non plus aux boussoles pour ouvrir notre route » (poème 13). Ces expressions résonnent comme par contraste avec le langage chrétien selon lequel le Christ invite à sa table, répand la lumière et se présente comme le chemin. Dans ces conditions, comment la foi et l’expérience poétiques se concilient-elles ? Est-ce que pour vous elles s’adressent à des facultés humaines de connaissance qui sont différentes ? L’enseignement du Christ est un Logos, une Parole qui peut être saisie par tout l’être, mais aussi être comprise rationnellement. La magnifique prière que vous adressez à cette entité féminine furtive concerne plutôt un éveil des sensations : « Parle nos vies / Rythme-nous comme bat le pouls au poignet. » Est-ce là la seule différence essentielle, selon vous, cet écart entre l’intellect et la sensation ou en définiriez-vous d’autres ? La sensation permet-elle d’atteindre une dimension transcendante ? Et en quel sens l’expérience poétique, si elle est sans repères autre que les impressions reçues d’une contemplation de la nature et de la beauté, peut-elle être envisagée et formalisée comme un apprentissage en tant que tel ? 

Gérard Scripiec: Yves Ughes a raison « la pratique ne consiste pas à illustrer une doctrine avec des mots traditionnels trop connus, mais à inventer son propre langage pour exprimer ses expériences personnelles. »  

Bien sûr les mots de la Bible sont là en transparence, j’en suis trop nourri pour ne pas les voir affleurer ici où là dans ce que je porte. « La chanson devancière » s’inspire de « il vous précède », le poème sur « l’ombre » est quête de « il est ton ombre à ta main droite », je cite ailleurs texto ces paroles qui sont pour moi fondatrices « j’entends une voix qui m’est inconnue », je cite presque mot pour mot « il ne brisera pas le roseau cassé, il n’éteindra pas la mèche qui brûle encore », il y a un poème sur l’histoire de Noé… Et c’est vrai, je tente un langage qui ne soit pas reproduction du langage biblique, ou d’un langage théologique, une répétition des mots de la Bible, de la dogmatique biblique « illustrer une doctrine avec des mots convenus » et même un autre langage que celui de la prédication. Je prends des risques pour oser une parole qui est ma parole, enfin j’espère… Et d’ailleurs je n’en revendique aucune autorité.

Je n’aime pas trop les mots « expériences personnelles », mais je les accueille quand même. Si expériences personnelles veulent dire un poète face à la beauté, mais aussi face à la douleur de la vie, face à l’engagement au quotidien : Tous les langages sont possibles pour exprimer cela, pourquoi pas le langage poétique.

Rien ne le légitime, il est trop subjectif diront les uns, les poètes sont des rêveurs diront les autres, rien de normatif, on ira chercher des interprétations « psychanalytiques » souvent improbables… Et c’est vrai, on est toujours prudent face à ce qui est subjectif, on suspecte ce qui est de l’ordre de l’émotion. Mais la poésie n’a aucune prétention, aucun pouvoir.

La poésie serait alors de l’ordre de la prière, prière pour dire « merci », prière pour dire « je te cherche », prière comme une intercession portant l’ami et le monde, prière comme une révolte aussi, comme un cri. Le poète est un intercesseur. Il porte (avec d’autres) « le chant du monde », comme le dit Giono

Alors on écrit avec les mots qui nous ont accompagnés et qui viennent de nos mémoires d’enfants souvent, ou de nos lectures, ou de nos rencontres. Des mots qui tentent de dire ce que nous ressentons, ce que nous voyons, ce que nous pensons. La beauté de la nature, la peine de l’ami, un regard sur le monde où l’on vit.

Un ami poète me parle de « carrières de mots » où il va puiser pour écrire, moi j’ai employé « brouillard d’étamines » pour avoir à l’esprit l’image des fleurs que l’on disperse, pour avoir à l’esprit les multiples mots offerts au souffle, j’ose employer comme René Char le mot étincelles qui dit bien cette incandescence alors que le fer du poème est frappé sur l’enclume, envolée de mots étincelles. Alors avec sa sensibilité, son regard, sa perméabilité, sa perception de la beauté, son écoute de la souffrance, sa révolte légitime, sa vocation d’intercession… là même où nous ne pouvons mettre des mots… écrire, oser écrire ! L’écriture est une joie.

Je dois le dire : il me semblait urgent avec mes pauvres mots de retenir encore un peu de la beauté dans ce temps où rien n’est acquis de durée, ni écologique ni humaine. Il me semblait urgent de dire aussi que les langages d’aujourd’hui, les langages de tous les jours, fabriquent un monde dur, impitoyable, sans issue, et ce n’était pas être imprécateur que de le dire et je voulais encore retenir cette terre possible de la vie. J’ai toujours pensé que les mots, la parole créaient le monde alors je crois (naïvement) que je peux encore retenir l’essentiel et mettre un peu de sa lumière dans l’obscurité et pourquoi pas redonner le monde fraternel que je porte.

J’aime ce qui ne s’impose pas, ce qui n’emprisonne pas de certitudes, de pouvoir, de savoir, d’orgueils… la poésie laisse libre l’auditrice, l’auditeur. Et c’est peut-être ce champ ouvert de compréhensions qui est la quête du poète, ce champ ouvert de liberté. Les Haïkus portent cela qui en peu de mots ouvrent à la joie. 

Je cherche cette présence de Dieu, je la cherche dans la nuit, dans le silence, dans ce qui nous frôle, au cœur de l’ombre, sur la buée… Ne cherchez plus le féminin qui vous tourmente tant, il est là : la Présence. Et je la cherche dans ce qui n’est pas défini, dans ce qui est éphémère, dans ce qui ne se laisse pas nommer, voix inconnue dit le psaume, manne qui s’épuise au soir, nuée précédant au désert, feu qui ne consume pas, murmure ténu devant la grotte d’Élie… Poésie, prière, présence, parole…, mots féminins s’il en faut encore… Et par-dessus tout, je la cherche en Christ qui n’a rien écrit, sauf sur le sable d’une place. 

De la même manière qu’il n’y a pas de différence pour moi entre Pasteur et Poète, il n’y en a pas entre rationnel et expérience, intellect et sensation. Le cœur biblique n’est pas « un cœur partagé », l’anthropologie biblique unifie l’humain là où la grecque peut sans doute la diviser entre corps et âme, entre esprit et corps, entre mortel et immortel. Dans le Temple de Saint-Agrève lorsque nous étions enfants, nous baissions la tête lorsque le Pasteur disait « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même »… Tout en nous était concerné par cet amour à vivre et à vouloir « que tout en moi bénisse le Seigneur ». L’Épitre de Jacques unit Poète et Parole en disant « mettez en pratique la parole » Γίνεσθε δὲ ποιηταὶ λόγου, littéralement cela peut se traduire par « soyez poètes de la parole », fabriquant de la parole, -et, je le dis avec respect-, faites la parole, artisans d’Évangile! Le travail exégétique n’est pas seulement celui du texte de la Bible, mais aussi celui de la vie rencontrée. Tenter de comprendre les articulations des gestes et des mots, des regards et des actions…, non comme un psychanalyste (sans en chercher d’emblée les impitoyables et improbables mécanismes) mais au contraire pour en révéler l’espérance, pour en souligner le possible, pour y discerner et recevoir l’Évangile promis, pour mettre en actes ce qui nous fait vivre. Le poète est un témoin.

Gérard Scripiec

– « Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté… », par Gérard Scripiec

Gérard Scripiec, auteur de Il existe une faim, recueil de poèmes paru aux Éditions Jas sauvages en 2022 nous confié une nouvelle série de textes à propos desquels nous avons engagé un nouveau dialogue. Vous trouverez ci-dessous deux de ses poèmes et le début de ce nouvel entretien.

Jacqueline Assaël : « Gérard Scripiec, un mot revient souvent dans vos textes, comme une condamnation rédhibitoire du monde des humains : il s’agit de la notion d’orgueil. Souvent vous semblez imputer ce défaut profond à des catégories d’êtres qui, à vos yeux, interdisent l’éclosion d’une vérité de la vie. Ce type de propos vous fait apparaître comme une espèce d’imprécateur. C’est le mot que j’avais employé lors du dernier Festival de Marseille, en présentant un aspect de la tonalité de vos poèmes (« Joug de mots et de mondes orgueilleux » ; «  Nous nous éloignerons des rades orgueilleuses » ; «J’opposerai alors aux tempêtes d’orgueils » ). On se demande d’où vient la position privilégiée du poète qui lui permet de s’extraire de cette mauvaise compagnie. Mais dans certains cas, vous endossez aussi le reproche: («  mes soleils orgueilleux » ; «   nos orgueils fous » ). Faut-il entendre dans votre poésie les termes d’orgueil et de « monde», exactement dans le même sens que dans la théologie chrétienne où l’inclination mondaine et le péché sont universels? Si le poète peut s’évader à certains moments de cette condition, d’où vient cette liberté qui lui appartient en tant que tel, en tant que dépositaire des mots ? Subsidiairement, la sensibilité humble qui s’oppose aux orgueils que vous fustigez se développe essentiellement au contact de la nature et d’une forme de ruralité. On reconnaît dans ces textes vos paysages de prédilection, même si, à la différence des poèmes de Il existe une faim, vous n’introduisez pas d’indications géographiques précises. Est-ce que, pour vous, le cadre urbain représente une tentative de prendre une possession géométrique du terrain, où l’on perd le sens du vrai ? Je pense à la réflexion de Jacques Ellul qui reconnaissait la ville comme le lieu de la fraternité humaine agréé ultimement par Dieu à travers l’image de la Jérusalem céleste.»

Gérard Scripiec : « En fait, je ne savais comment qualifier le monde autour de moi, par monde j’entends le monde réel, le récit de ce monde d’aujourd’hui, ce que j’ai devant les yeux, les paroles entendues, les enjeux pressants, les défis impossibles. Mais je vois aussi les visages: ceux des femmes humiliées, des enfants qui ne comptent guère, des hommes hautains, violents, des peuples déplacés, bref une humanité qui pèse peu sur le plateau de la balance, l’autre plateau lourd d’argent, de pouvoir, de cynisme, d’armes, de destructions… alors voyant cela j’ai appelé ce monde le monde orgueilleux, c’est le monde qui est le mien et dans lequel je vis, j’en fait partie. Peut-être y a t’il un meilleur qualificatif?

Michel Bouttier dans son livre « Mots de Passe » parle de l’orgueil (kaukéma en grec:  la vanterie) dans le champ des Écritures et singulièrement dans les lettres de l’Apôtre Paul. Il parle d’un orgueil légitime, d’une fierté légitime et ils les situent en Christ, Michel Bouttier les rapproche alors du  » croire » de la confiance, de la foi…mais il souligne aussi un orgueil qui pousse les hommes a vouloir leur salut hors du Christ et alors il le définit comme un « s’en croire » : je peux faire mon salut tout seul, je « m’en crois » capable, je ne crois qu’en moi, en mes capacités, en ma grandeur, en mes forces, mon intelligence supérieure, ma religion supérieure, ma capacité militaire, mon argent, ma cotation en bourse, ma vision du monde, où l’autre est une quantité négligeable  » moi d’abord »! alors je regarde les autres en les humiliant, en les abaissant, en les écrasant, en les blessant à tout jamais dans leur dignité … Croire ou s’en croire! Paul va jusqu’à dire  » Je mettrai mon orgueil dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ » . Michel Bouttier ajoute  » La dignité de l’homme, la certitude d’être, reposent sur le renoncement aux aspirations de grandeur, le désistement intime face aux pouvoirs »

Voilà pourquoi dans ma poésie j’ai qualifié ce monde « orgueil » et j’ai parlé de  » rades orgueilleuses » de  » tempêtes d’orgueils »… et je me suis mis dans le lot des orgueilleux avec  » mes soleils orgueilleux », mes pauvres lumières… Le poète recherche et apprend une parole humble. Je parle d’humilité et en fait je ne sais comment mieux la qualifier : il faut que le poète laisse de  côté son orgueil (ses prétentions, son « s’en croire », sa fierté, ses présupposés de vérités acquises) pour recevoir cette parole, ce souffle, ce murmure insaisissables, cette présence… Peut-être entend-il résonner cette parole de Paul parlant de Jésus le Christ  » il n’a pas considéré être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé »…Peut-être qu’il faut se dépouiller de tout pouvoir ( » être l’égal de Dieu ») pour se repeupler de notre humanité servante de la vie. Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté…

De la même manière que je ne savais comment qualifier le monde autour de moi sinon par l’orgueil, je ne savais comment ouvrir une terre nouvelle sinon en revenant à la nature encore, à l’enfance ( le village, le rural…) et en définissant la ville comme lieu de la confusion (Babel) (j’emploie souvent le mot  » néon » pour montrer l’artificiel des lumières de la ville, l’artificiel des discours de la villes, j’emploie  » écran » pour dire les langages obligés des écrans d’ordinateurs, de télés, tout ce qui pèse sur nous et nous formate). Ceci dit j’aime la ville bien sûr…mais puisque vous citez Jacques Ellul je reprends à mon compte sa critique d’une société technicienne qui déshumanise. J’aime dans la Bible ces lieux  » à l’écart » où Jésus va prier seul, cet écart où se révèle la plénitude d’une rencontre,  Jésus  « ayant pris à part » touche les plaies des souffrances et des exclusions de celles et ceux qu’il croise sur son chemin ;  j’aime le plein midi de la Samaritaine vers le puit de Jacob , j’aime le désert où « il se retire », j’aime ce haut de montagne où il dit les béatitudes, j’aime ce jardin de Gethsémané où la nuit arrive, et cet   » en dehors des murs » où il meurt. 

En fait, je cherche en moi ces lieux, cet écart de monde, ce silence de la prière, cette beauté d’une parole perçue, cette « présence pure » comme l’appelle Simone Weil (est-ce orgueilleux?)… Je cherche encore ce qu’il y a de possible, ce qu’il y a de beauté, ce qu’il y a encore d’humain dans ce qui m’entoure, dans mon humble lecture de l’état du monde, dans cet avenir à vouloir. »

Brouillard sur une ferme du mont Mézenc. Photographie: Jacqueline Assaël