Gérard Scripiec, auteur de Il existe une faim, recueil de poèmes paru aux Éditions Jas sauvages en 2022 nous confié une nouvelle série de textes à propos desquels nous avons engagé un nouveau dialogue. Vous trouverez ci-dessous deux de ses poèmes et le début de ce nouvel entretien.
Jacqueline Assaël : « Gérard Scripiec, un mot revient souvent dans vos textes, comme une condamnation rédhibitoire du monde des humains : il s’agit de la notion d’orgueil. Souvent vous semblez imputer ce défaut profond à des catégories d’êtres qui, à vos yeux, interdisent l’éclosion d’une vérité de la vie. Ce type de propos vous fait apparaître comme une espèce d’imprécateur. C’est le mot que j’avais employé lors du dernier Festival de Marseille, en présentant un aspect de la tonalité de vos poèmes (« Joug de mots et de mondes orgueilleux » ; « Nous nous éloignerons des rades orgueilleuses » ; «J’opposerai alors aux tempêtes d’orgueils » ). On se demande d’où vient la position privilégiée du poète qui lui permet de s’extraire de cette mauvaise compagnie. Mais dans certains cas, vous endossez aussi le reproche: (« mes soleils orgueilleux » ; « nos orgueils fous » ). Faut-il entendre dans votre poésie les termes d’orgueil et de « monde», exactement dans le même sens que dans la théologie chrétienne où l’inclination mondaine et le péché sont universels? Si le poète peut s’évader à certains moments de cette condition, d’où vient cette liberté qui lui appartient en tant que tel, en tant que dépositaire des mots ? Subsidiairement, la sensibilité humble qui s’oppose aux orgueils que vous fustigez se développe essentiellement au contact de la nature et d’une forme de ruralité. On reconnaît dans ces textes vos paysages de prédilection, même si, à la différence des poèmes de Il existe une faim, vous n’introduisez pas d’indications géographiques précises. Est-ce que, pour vous, le cadre urbain représente une tentative de prendre une possession géométrique du terrain, où l’on perd le sens du vrai ? Je pense à la réflexion de Jacques Ellul qui reconnaissait la ville comme le lieu de la fraternité humaine agréé ultimement par Dieu à travers l’image de la Jérusalem céleste.»
Gérard Scripiec : « En fait, je ne savais comment qualifier le monde autour de moi, par monde j’entends le monde réel, le récit de ce monde d’aujourd’hui, ce que j’ai devant les yeux, les paroles entendues, les enjeux pressants, les défis impossibles. Mais je vois aussi les visages: ceux des femmes humiliées, des enfants qui ne comptent guère, des hommes hautains, violents, des peuples déplacés, bref une humanité qui pèse peu sur le plateau de la balance, l’autre plateau lourd d’argent, de pouvoir, de cynisme, d’armes, de destructions… alors voyant cela j’ai appelé ce monde le monde orgueilleux, c’est le monde qui est le mien et dans lequel je vis, j’en fait partie. Peut-être y a t’il un meilleur qualificatif?
Michel Bouttier dans son livre “Mots de Passe” parle de l’orgueil (kaukéma en grec: la vanterie) dans le champ des Écritures et singulièrement dans les lettres de l’Apôtre Paul. Il parle d’un orgueil légitime, d’une fierté légitime et ils les situent en Christ, Michel Bouttier les rapproche alors du ” croire” de la confiance, de la foi…mais il souligne aussi un orgueil qui pousse les hommes a vouloir leur salut hors du Christ et alors il le définit comme un “s’en croire” : je peux faire mon salut tout seul, je “m’en crois” capable, je ne crois qu’en moi, en mes capacités, en ma grandeur, en mes forces, mon intelligence supérieure, ma religion supérieure, ma capacité militaire, mon argent, ma cotation en bourse, ma vision du monde, où l’autre est une quantité négligeable ” moi d’abord”! alors je regarde les autres en les humiliant, en les abaissant, en les écrasant, en les blessant à tout jamais dans leur dignité … Croire ou s’en croire! Paul va jusqu’à dire ” Je mettrai mon orgueil dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ” . Michel Bouttier ajoute ” La dignité de l’homme, la certitude d’être, reposent sur le renoncement aux aspirations de grandeur, le désistement intime face aux pouvoirs”
Voilà pourquoi dans ma poésie j’ai qualifié ce monde “orgueil” et j’ai parlé de ” rades orgueilleuses” de ” tempêtes d’orgueils”… et je me suis mis dans le lot des orgueilleux avec ” mes soleils orgueilleux”, mes pauvres lumières… Le poète recherche et apprend une parole humble. Je parle d’humilité et en fait je ne sais comment mieux la qualifier : il faut que le poète laisse de côté son orgueil (ses prétentions, son “s’en croire”, sa fierté, ses présupposés de vérités acquises) pour recevoir cette parole, ce souffle, ce murmure insaisissables, cette présence… Peut-être entend-il résonner cette parole de Paul parlant de Jésus le Christ ” il n’a pas considéré être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé”…Peut-être qu’il faut se dépouiller de tout pouvoir (” être l’égal de Dieu”) pour se repeupler de notre humanité servante de la vie. Peut-être que la poésie est un dépouillement jusqu’à la beauté…
De la même manière que je ne savais comment qualifier le monde autour de moi sinon par l’orgueil, je ne savais comment ouvrir une terre nouvelle sinon en revenant à la nature encore, à l’enfance ( le village, le rural…) et en définissant la ville comme lieu de la confusion (Babel) (j’emploie souvent le mot ” néon” pour montrer l’artificiel des lumières de la ville, l’artificiel des discours de la villes, j’emploie ” écran” pour dire les langages obligés des écrans d’ordinateurs, de télés, tout ce qui pèse sur nous et nous formate). Ceci dit j’aime la ville bien sûr…mais puisque vous citez Jacques Ellul je reprends à mon compte sa critique d’une société technicienne qui déshumanise. J’aime dans la Bible ces lieux ” à l’écart” où Jésus va prier seul, cet écart où se révèle la plénitude d’une rencontre, Jésus “ayant pris à part” touche les plaies des souffrances et des exclusions de celles et ceux qu’il croise sur son chemin ; j’aime le plein midi de la Samaritaine vers le puit de Jacob , j’aime le désert où “il se retire”, j’aime ce haut de montagne où il dit les béatitudes, j’aime ce jardin de Gethsémané où la nuit arrive, et cet ” en dehors des murs” où il meurt.
En fait, je cherche en moi ces lieux, cet écart de monde, ce silence de la prière, cette beauté d’une parole perçue, cette “présence pure” comme l’appelle Simone Weil (est-ce orgueilleux?)… Je cherche encore ce qu’il y a de possible, ce qu’il y a de beauté, ce qu’il y a encore d’humain dans ce qui m’entoure, dans mon humble lecture de l’état du monde, dans cet avenir à vouloir. »
Brouillard sur une ferme du mont Mézenc. Photographie: Jacqueline Assaël